My Childhood, My Ain Folk, My Way Home : Trois souvenirs de ma jeunesse


Suite à leur visionnage sur le site d’ARTE, retour sur les titres de Bill Douglas.


Cinéaste cinéphile et collectionneur « compulsif » (visitez son musée « préhistorique » à Exeter, ville associée pour nous au… Dracula de Stoker), peu prophète en son pays, apparemment – la trilogie ne dispose d’aucune page anglophone sur une (trop) célèbre encyclopédie collaborative en ligne –, malgré l’adoubement d’un Lindsay Anderson et le financement du BFI, célébré, à sa juste mesure, en France, comme pour faire mentir la myopie truffaldienne, Bill Douglas, réalisateur précis, obsessionnel (colérique, dirait-on dans un registre anecdotique), amoureux du cinéma muet, lecteur admiratif de Tchékhov, se raconte et ressuscite (dans la considération critique) son passé, le temps (relativement bref) de trois petites heures (environ, la durée de Comrades) en noir et blanc, 16 et 35 mm, exhumées par une sortie en salle, un coffret, une diffusion à la TV (combien pour découvrir ces souvenirs reconstitués, les mériter ?).

D’autres commentateurs émérites, bien plus « professionnels » (que votre serviteur), paraphèrent la dimension autobiographique de l’entreprise, soulignèrent son caractère stylisé, louèrent son expression à la fois implacable et poétique, mais à chacun ses références et ses correspondances : la vérité (nous) importe davantage que la véracité, la beauté que l’esthétisme, la cruauté, entrecoupée de tendresse, que le lyrisme du réalisme (voire du naturalisme).

Le jeune Douglas, il l’écrivit peu avant de succomber « prématurément » à un cancer (lire le beau texte en annexe), haïssait la réalité, se réfugiait devant l’écran (on pouvait alors, en pleine pénurie d’après-guerre, payer sa place d’un simple bocal en consigne) ; il y revint pourtant, d’inoubliable manière, de la seule qui vaille, sous l’aspect d’une sublimation, d’une transmutation, d’une guérison, dans sa part la moins aimable, la plus scandaleuse, celle d’une misère d’époque, de lieu et de milieu.

Épargnons au lecteur l’énumération des citations, pour se limiter à une trinité de forme, d’esprit, d’effet – My Childhood rime avec Eraserhead, son quasi contemporain ; My Ain Folk retravaille La Nuit du chasseur ;  My Way Home relit à moindre échelle Lawrence d’Arabie.

Le triptyque mental, lapidaire, sensible au son et assez magistral dans son utilisation (de la sirène de la mine en incipit auditif au train entourant Tommy, le tueur de chat, dans un nuage de vapeur, en passant par le bruyant désordre, hors-champ, à l’étage supérieur, causé dans le dortoir de la pension, inversion de l’environnement anxiogène de Scum, abordé sur ce blog, par un Jamie en furie, là où résonnent aussi d’incongrues notes d’harmonica), possède une richesse de dénuement, une rigueur d’écriture, une puissance d’évocation singulières, incontestables.



Bien sûr, le canari de Tommy peut faire penser au faucon de Kes (1970), et le visage de la grand-mère maternelle, la première épiphanie de cette œuvre sans transcendance, à la religiosité réduite à un ironique chœur d’enfants, à une rude saison du calendrier (Noël), à une charité laïque et institutionnelle (la paranoïa contemporaine incite, un court instant, à suspecter de pédophilie le père « démissionnaire », voisin, avec sa pièce de monnaie, ou le directeur bonhomme glissant l’instrument de musique dans les chaussettes, les pantalons attachés, la nuit venue, pauvres cadeaux de pauvres sur lesquels graver son prénom), à Dreyer, celui de La Passion de Jeanne d’Arc et Vampyr (cercueil domestique, folie catatonique de la mère de Jamie).

Bien sûr, l’épisode oriental ramène à David Copperfield, ce livre honni, déchiré par Jamie, miroir identitaire infidèle soumettant la réinvention de soi, le nouveau départ amélioré, à un exil volontaire (l’Australie pour Dickens, l’Égypte pour Douglas), réflexe, en partie britannique, du daté colonialisme (le petit soldat « écossais », dans son uniforme immaculé, ne peut que sourire et faire un salut de la main au gamin « indigène » qui mendie, comme échappé d’un documentaire de Pasolini).

Cependant, ce conte de fées souvent poignant (tasse brûlante pour réchauffer les mains âgées, caresse du frère dans les cheveux après une bagarre), non dépourvu d’humour (le préservatif explosé, la lutte des matrones au clair lunaire), peuplé d’anges gardiens éphémères – le prisonnier allemand, le grand-père suicidaire, l’ami de cœur et de culture –, d’une marâtre avinée entichée de son lévrier, pas si mauvaise, surtout ses soirs d’ivrognerie, avec son collier planqué (dans une poupée, selon Grubb et Laughton) dans un matelas éventré (Vigo fit voler des plumes au ralenti dans Zéro de conduite) puis enterré dans un terril tout droit sorti de la Philadelphie de Lynch, avec son homoérotisme solaire, oisif, discret, avec ses pommes lustrées de génitrice d’adoption (de placement, plutôt) une à une « volées », métonymie drolatique et mélancolique du film entier, son mélange d’Armée du salut et de La Mère par Gorki, de Lassie (en couleurs, en pleurs) et de Marilyn Monroe (Niagara), n’appartient qu’à Bill Douglas.

Et il devient également, ultime contradiction apparente, le trésor de tous, ceux, en tout cas, pour lesquels le cinéma ne se résume pas un divertissement abrutissant, à un petit spectacle confortable (les malheurs d’un gosse, topos du mauvais mélodrame à prétention sociale, pain béni des psys), à de l’auteurisme narcissique.

Le réalisateur, qui signa un Charlie Chaplin’s London, sans une once de rouerie, de condescendance, (se) fixe un parcours à partager, à ressentir, à louer (telle la distribution).

Pas d’appel à la révolution, ici, pas de rage collective contre une injustice généralisée (cf. la scène du réfectoire dans le Oliver Twist de David Lean) – Bill suit son double de fiction, de transposition, avec une distance qui lui permet de faire surgir sa trilogie depuis et autour d’une scène primitive, d’une scénographie capitale (il vient du théâtre, il enseigna l’art des images mortes et vivantes) : le feu de la cheminée, le fauteuil de la grand-mère, le coin de mur cadré en diagonale, espace abstrait au sein duquel rejouer l’isolement, le cri silencieux, la maltraitance par indifférence, la pauvreté sale, mutique, désespérée, d’un enfant au visage de vieillard (mémorable Stephen Archibald, à la vie écourtée, malmenée).



Le voyage intérieur et extérieur – l’univers immense et fermé vit, respire, jamais ensoleillé, jamais rieur, autour du protagoniste – se termine logiquement dans cet appartement décati, ses murs blanchis par le vide et la disparition, les années d’enfance, de famille, de retour, évanouies à leur tour, leur unique immortalité (fragile, relative) conférée par la pellicule (impressionnants contrastes du dernier tiers, dus à Ray Orton).

Le monde n’existe que pour aboutir à un beau livre, soutenait Mallarmé, petit professeur d’anglais chahuté par ses élèves de province.

La trilogie de Bill Douglas, ces fraternels, essentiels, intemporels My Childhood, My Ain Folk, My Way Home, héritage maudit et transmission radieuse, jusque dans l’intimité de leur nuit, constituent une preuve (et une épreuve) de résistance, la démonstration captivante de l’avènement des rêves, du fleurissement des sentiments au désert, dans des rues de douleur, de grisaille, de promiscuité.

Elle ose en outre une coda iconique, sur fond de chant d’oiseaux, de pardon, de dépassement, de beauté tranquille, qui renvoie à ses chères études (de philosophie) le panthéisme publicitaire d’un Terrence Malick, amateur missionnaire d’arbre de vie new age, s’enracine à l’émotion d’une vision immanente, déjà perceptible chez Tarkovski accompagnant L’Enfance d’Ivan ou réunissant un vieil homme et un autre enfant au pied d’un arbre (décidément) dans Le Sacrifice : Il était un verger, dirait le regretté Andrzej Żuławski.


Le joyeux « Be alive! » de Robert s’adresse ainsi à tous, à la force de regain au cœur de chacun, à son élan vers l’illusion vraie du cinéma, qui donne envie de partir, de grandir, de ne plus mourir (ah, cette supplique étouffée dans l’oreiller).

Jamie, sous  nos yeux, en « temps réel », devient Bill, un homme sincère et un artiste majeur.

http://www.bdcmuseum.org.uk/about/palace-of-dreams-the-making-of-a-film-maker/

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