Apprentice : Pendez-les haut et court
Entre les murs se murmurent des mots d’amour virils et le désamour se
mesure en centimètres ou kilomètres…
Dimanche 26 juin 2016. Éclaircies et
nuages. Printemps du cinéma en province. Séance unique en VO à 16 h 15. Multiplexe
assoupi sinon désert. Daft Punk & Bob Sinclar dans les haut-parleurs. Trois
spectateurs – dont votre serviteur – pour une salle d’environ quatre-vingts
fauteuils. Deux bandes-annonces caricaturalement représentatives d’une
« certaine tendance du cinéma français » (L’Effet aquatique de Sólveig
Anspach, Juillet Août de Diastème). Quelques klaxons assourdis salueront
la victoire des Bleus contre l’Irlande.
Le générique indique une production
cosmopolite à majorité asiatique ; participations allemande et française
(au terme de la projection, je dis à ma sympathique voisine sexagénaire :
« Attendez deux ou trois ans et il passera sur ARTE »). Singapour et
la région Île-de-France en cas d’école de la mondialisation cinématographique. Un
scénario soutenu par le Sam Spiegel Lab. Le renommé Eric Khoo en executive producer. On entendra les acteurs s’exprimer en anglais et malais. Deux
langues pour deux espaces, public et privé, mais rien de verrouillé, l’émotion
la plus intime peut employer la lingua
franca britannique (exit et exil
insulaires, oh my God).
Premier plan mis au point : un
bout de ciel bleu occulté par un ventilateur en marche dans une lumière orangée
(teinte d’outre-tombe réservée à la salle d’exécution). Benoit Soler le bien
nommé éclaire la nuit radieuse d’électricité ou de bougies (veille par ses
jumeaux du père condamné), le jour sans soleil, terne sous la pluie. Les
Blancs appellent cet arbre un « cime-terre » plaisante l’exécuteur. La
ville-État en cité des morts dont la principale activité constitue à tuer des
meurtriers, des dealers de drogue,
des « dépeceurs » (le paternel d’Aiman).
Le bourreau bonhomme s’insurgera des
reproches de son brillant assistant, rappelant qu’à l’époque la presse et
l’opinion publique trouvèrent cette pendaison bien trop douce par rapport à
l’atrocité de l’acte. Ici, il s’agit d’agir en spécialiste, presque comme
Eichmann. La satisfaction du travail bien fait tient à la longueur d’une corde
(pas hitchcockienne), conditionnée par le poids du ligoté. La vie ne pèse
jamais bien lourd, on le sait. Méthodologie de l’assassinat, technicité de la
disparition définitive (et massive, d’après les statistiques locales).
Le jeune homme se moque de sa
compassion, mais une vraie douceur dans les gestes, les regards et les mots de
ce vieillard portant beau, qui fume, défie sa direction, offre un repas, roule
trop vite (accident final sous le coup de la colère), le prend sous son aile
d’uniforme, lui glisse la corde autour du coup en démonstration, en exercice,
sa main délicatement posée sur la vertèbre à casser, sa rupture sonore en
preuve de perfection-destruction (« Puis leur âme s’envole » informe
le poète létal). Quelle autre sentimentalité attendre dans cette prison apparemment
modèle, ville dans la ville saisie en compositions géométriques, où certains
purgent leur peine, se réinsèrent à l’atelier (prévenance du juvénile maton à
l’adresse d’un détenu travaillant sans outil), jouent au foot avec discipline ?
Guillotin (plutôt son confrère
Antoine Louis) perfectionna le système homonyme dans un similaire souci d’humanité,
d’égalité. Tout se passe bien, la machine de mort accueille toutes les
religions et les familles apportent des habits pour le dernier jour (une femme
enceinte ne s’y rend pas, Rahim racontera un mensonge consolateur). Boo
Junfeng, trente-trois ans, deuxième long métrage, ne donne de leçon à personne
et surtout pas au spectateur. Une œuvre dégraissée jusqu’à l’os, exempte de
tout pathos. Le « couloir de la mort », où défaillent les
délinquants, peut-être innocents, asphyxie avec une économie de moyens
admirable et impressionnante.
Deux plans suffisent à faire éprouver
dans tout le corps et l’esprit l’insupportable et l’inutile de la peine
capitale, alors que Hugo commit un court roman frisant la malhonnêteté (ne pas
révéler l’identité du coupable ni le motif d’inculpation pour enrôler le
lecteur à peu de frais), alors que Richard Brooks s’empêtrait dans une
stylisation documentaire inférieure au non-fiction
novel majeur de Capote, alors que Tim
Robbins piétinait dans la pédagogie politiquement correcte, alors qu’Eastwood
luttait contre la montre dans un plaidoyer insipide (Friedkin, explorateur
conservateur, sonda inoubliablement le sang et le châtiment).
Le spectacle de la mort
institutionnelle en climax
diégétique, en déflagration nerveuse. Villon, Burroughs, la mandragore,
l’orgasme automatique. Tendresse du décrochage, fluides corporels, mains
lavées, visage évanoui sous la cagoule immaculée, celle que tenait Aiman au
début, à une poignée de minutes de son intronisation ironique et imprévue,
puisque le film épouse un retour en arrière narré avec un sens bressonien du
présent, du comportementalisme rétif à toute psychologie. Les deux hommes, père
et fils impossibles, écho diffractés, se parlent et se confient (pas de petite
amie, plus d’épouse) mais conservent un mystère plus profond que le vide sous la
trappe, plus insondable que l’obscurité des rues, des motivations, des cœurs et
des âmes.
La plus grande simplicité s’allie à
une intensité jamais relâchée. Un voyage linéaire et dense dans deux
consciences et de surcroît un beau portrait de femme entre trois hommes.
Suhaila saisira sa chance – Do you
believe in second chances ? interroge
ingénument une affiche carcérale – avec son amoureux australien. Elle partira
sans un mot, sans un adieu, après une engueulade au bord des larmes avec ce
frère adoré, immature, étouffant, attachant, pudique (aux toilettes, ou quand
il découvre sa nudité féminine hors-champ). Un couple vaguement, gentiment
incestueux, qui fait penser à Loach suivant un petit voyou de seize ans dans sa
quête d’amour maternel.
L’antique buffet familial, son
intérieur décoré d’autocollants de Popeye, fera les frais de la rage de
l’abandonné. Un film de classes, de couches de grand-mère trop chère,
d’appartement trop étroit pour deux, de traversées en bus aux aurores ou au
crépuscule. Ancien soldat, Aiman aime la discipline, l’ordre, l’équilibre. Sa
délinquance obsolète d’orphelin, il la conjure avec un zèle de converti ;
sa violence intérieure, ce conflit œdipien irrésolu, ne pouvant l’être, il le
transpose dans sa nouvelle relation avec le charismatique Rahim. Vers la fin,
il craint (et nous avec lui) que le mensonge par omission de ses origines
paternelles ne lui saute au visage, compromettre sa prometteuse carrière
derrière les barreaux.
Une sortie de route providentielle
rassure et emprisonne : désormais, le voici en charge de la cérémonie, à
la manœuvre sur le pont fatal. Les
anciens réfractaires finissent toujours par servir au mieux le système pourrait être la morale
désenchantée de cet opus cruellement
drolatique (gare aux souhaits susceptibles de se réaliser, avertissait déjà
Oscar Wilde, détenu sodomite). « Je me sens un peu perdu »
confesse-t-il au répondeur de sa sœur par-delà les océans. « Quel genre de
cinglé es-tu ? » lui crache Rahim. Aiman, Petit Prince inguérissable
de son « roman familial », cherche les clés profanes du royaume.
Quand il ne parvient pas à ouvrir la
grille du secteur provisoirement interdit, on songe à l’héroïne de Perrault que
sa curiosité conduit à ouvrir la porte d’un abattoir à la Eli Roth :
Aiman, telle Anne, avise l’horreur du monde et des êtres, son Barbe bleue à lui
coiffé de cheveux blancs (la défloration symbolique du conte vaut aussi pour ce
protagoniste dépourvu de sexualité). Il détient la clé, il ôte la goupille, il
manie le levier (phallique), il remplace le sac de sable avec un cadavre
docile, mais possède-t-il celle de son passé, de son identité, de son
avenir ?
Observant avec virtuosité son superbe
trio (la mélancolique Mastura Ahmad, le remarquable Firdaus Rahman,
l’hypnotique Wan Hanafi Su), ne négligeant aucun des seconds rôles, de
l’administrateur général au gardien démissionnaire, en passant par les deux
exécutés spéculaires, notre réalisateur ne répond pas, accorde l’ultime plan au
nouveau bourreau, sur le point d’actionner le mécanisme mortel, avant qu’un cut au noir, coupant comme une chute au
bout d’un gibet, ne vienne achever (le spectateur) ce film découpé au scalpel,
déjouant avec une suprême maîtrise les pièges de la thèse, de l’engagement, de
la dénonciation.
Chronique innervée par la psyché – un
film mental déguisé en procès-verbal, pour ainsi dire –, mélodrame implacable,
galerie ouverte en huis clos de monstres définitivement humains, ou l’inverse,
ce parcours d’apprenti particulier réjouit par chacun de ses plans précis, attentifs,
par la qualité de son regard adulte et populaire (le film s’adresse à tous,
tant pis si nul ne s’en soucie) laissant à autrui le manichéisme, l’auterisme
et l’amateurisme. Une preuve supplémentaire, exemplaire, de la suprématie des
cinématographies orientales d’aujourd’hui (comparez un peu, à vos moments
d’oisiveté, avec le surfait prophète d’Audiard, encore un récit initiatique et
identitaire en circuit fermé).
Conscient du poids de l’héritage
culturel, à l’instar de son personnage, le cinéaste voulut oublier ses lectures
et ses visionnages, collaborer avec la troupe, se confronter au réel, écouter
des témoignages et adopter, le temps d’une préparation en amont, une
perspective en dehors de sa « zone de confort », confiait-il à
Cannes, où son titre fit forte impression.
Mission réussie avec un apprenti
accompli, l’un de ces films étouffants et libres, humbles et terribles, qui
nous reflètent et nous illuminent de leurs ténèbres éthiques abreuvées de
pardon, de répulsion, de conformisme, d’existentialisme. Aiman, aimanté par une
vivifiante « pulsion de mort », ignore le destin de Meursault et ce
qu’il fit sur une plage d’Alger. Pourtant, supposons-le, il deviendra à son
tour une légende, comme le Robert Neville de Richard Matheson, avatar apocryphe
du criminel métaphysique de Camus (amateur notoire de la morale du
« ballon rond »). Au moins dans notre mémoire cinéphile, citoyenne et
critique.
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