Koyaanisqatsi : Holocauste 2000


De la grotte (préhistorique) au champignon (atomique) ; du ravissement (stellaire) à l’anéantissement (prévisible)…


À cet instant, la circulation sur le pont était un flot qui n’en finissait pas.

Kafka, Le Verdict

Au cinéma, art jeune et centenaire, « impur » et singulier, rien n’apparaît ex nihilo, aussi d’autres films-flux, de similaires « points de vue documentés », précèdent celui-ci (nous n’aborderons pas les prémices de « l’environnementalisme », Thoreau and Co.) ; limitons les citations (aubes, paysages, villes, visages, modernité, montage, mutisme) et les ascendances (célèbres) à Berlin, symphonie d’une grande ville (Ruttmann, 1927), L’Homme à la caméra (Vertov, 1929), À propos de Nice (Vigo et Kaufman, par ailleurs frère de Dziga V., 1930), intéressant trio enthousiaste, méta et satirique ; Reggio, de son côté, fait allégeance à Buñuel (Los olvidados, 1951), dont l’influence (spectre miséreux de Terre sans pain) se sent surtout durant l’épisode sis dans des quartiers paupérisés (population noire du Bronx ?), puis à détruire, à Saint-Louis (le réalisateur vient de la Nouvelle-Orléans voisine). Histoire de faire bonne mesure cinéphile, n’oublions pas l’orée du jour fordienne (à Monument Valley), la chère Marilyn Chambers seins nus, sirène quasi subliminale dans le torrent du zapping (Dick Cavett, Burt Reynolds, Sammy Davis Jr., émissions d’évangélistes, JT, publicités, séries policières, soaps, soupçon du générique de Superman 2, football américain), un plan de chaîne de montagnes non utilisé pour Shining (survol d’un lac en clin d’œil) et le fameux raccord os-vaisseau spatial présent dans 2001, l'Odyssée de l'espace, retravaillé par l’ouverture, passant de hiératiques peintures rupestres aux moteurs incandescents d’une fusée, ni les présages de Candyman, avec ces vues aériennes d’autoroutes ou de « barres d’immeubles » surplombées par les notes épiques de Philip Glass (ceci expliquant cela, en partie).

« Présenté », au bout de six ans de travail (collectif : Walter Bachauer, figure méconnue de la musique électronique allemande, suicidé à la fin des années 80, crédité en Dramaturge  et un certain Bradford Smith promu Creative Consultant), par Francis Ford Coppola, qui y trouva l’inspiration pour les cieux précipités de Rusty James, édité en DVD par MGM (en parallèle avec la distribution du dernier volet de la trilogie, Naqoyqatsi) deux décennies après sa sortie en 1982 (la deuxième du règne de Reagan), à cause de vicissitudes juridiques (même les « poèmes » cinématographiques se voient soumis ainsi aux lois du commerce US), Koyaanisqatsi mérite sa « résurrection », alors que son impact d’hier semble aujourd’hui quelque peu dilué, à l’heure du tourisme patrimonial télévisé (Des racines et des ailes), de la « conscience verte » façon Benetton (le duo Home/Human commis par Yann Arthus-Bertrand, Icare friqué préoccupé par son « empreinte carbone ») ou du survol de l’espace mondial au moyen de drones dociles (cf. notre article), sans jamais se réduire à leur simple matrice dépassée, se confondre avec ces épigones inoffensifs, ignorant jusqu’au nom de Marx et adeptes de l’écologie light. Le triumvirat à l’origine de l’œuvre – Reggio, Glass, Ron Fricke, directeur de la photographie, co-scénariste et co-monteur – nous invite à un double voyage, immobile et silencieux (hors le son du vent), d’une part, au niveau géographique, aux États-Unis (Arizona, Californie, Hawaï, Missouri, Nevada, New York, Utah), d’autre part, à celui symbolique, dans les entrailles de la « Bête brillante » (le métrage dure moins d’une heure et demi, non 666 minutes, un camion de mineur arbore pourtant le chiffre 6 et un oléoduc paraît un interminable serpent menaçant) technologique, les deux logiquement superposés (une mise à jour se déplacerait en Chine, deuxième puissance internationale en matière de « PIB nominal »).

La dimension eschatologique de l’hybride audiovisuel financé par l’IRE (Institute for Regional Education, auparavant responsable d’une campagne médiatique dédiée à la  protection de la vie privée, au contrôle individuel par le pouvoir technique), sorte de chimère se désirant « œuvre ouverte » à la Eco, délivrée d’un sens précis, laissant la narration à la fiction, l’explication (scolaire) au documentaire, le prêt-à-penser/consommer à la propagande et à la publicité, résonne dès la basse abyssale d’Albert de Ruiter scandant la prophétie hopi homonyme et s’amplifiera, a priori, au fil des pans suivants du triptyque, au risque du désespoir, arme principale de l’Adversaire (Godfrey Reggio, ancien membre des Frères chrétiens, connaît sans doute tout cela). Malgré la liberté d’interprétation revendiquée, Koyaanisqatsi, sous ses allures de Fantasia revue par Cassandre, n’omet pas de saluer (Inspirations & Ideas) au générique final Guy Debord, Jacques Ellul et Ivan Illich, trinité notoirement contestataire, désireux d’aiguillonner les spectateurs inattentifs ou atteints de troubles cognitifs, l’opus, guère paysagiste, en relais vers le langage (écrit) mais s’en passant aisément, à l’intérieur de « l’écosystème » iconographique et sonore soutenu/élaboré à moitié par la partition continue, assez inouïe, du grand Philip (drolatique dans le supplément du disque). Le cinéaste, à juste titre, considère le verbe (tentante majuscule biblique) dans un « état de vaste humiliation (…) Il ne décrit plus le monde dans lequel nous vivons » : dès lors, cette mission incomberait au « septième art », expression temporelle (à l’instar de la musique) capable d’endosser une dimension d’augure, à l’échelle individuelle (Rosemary’s Baby et la vie de Polanski) ou collective (l’explosion céleste et dérisoire en coda ne manque pas de rimer avec celle de Challenger survenue en 1986, la poussière cataclysmique parmi la perspective de buildings avec les cadrages « sur le vif » du 11-Septembre).

Quant à la deuxième prophétie antique, Near the day of Purification, there will be cobwebs spun back and forth in the sky, le lecteur numérique fera lui-même le lien avec la Toile mondiale tendue sur nos têtes et au fond des océans « câblés ». Le « en avant et en arrière » du texte traduit révèle par inadvertance (?) l’un des motifs récurrents de Koyaanisqatsi, à savoir, son utilisation du ralenti et de l’accéléré (merci à la fonction intervallomètre et à la double exposition, au sujet desquels les techniciens apprécieront la maîtrise novatrice et le rendu « grisant »). Rythmes contraires, échelles, également, avec cette saisie à la verticale du quadrillage urbain associé au labyrinthe de poche d’un circuit intégré (architecture des lieux d’habitation équivalente à celle des microprocesseurs). Reggio sacrifie parfois à un rapprochement ludique (danseurs sur une piste disco suivis par Pac-Man, entré depuis au MoMA), ironique, lourdement didactique, propre à faire hurler (ou réjouir son spectre) Eisenstein, par exemple pendant la séquence dite du Grid (réseau), tour de force d’un quart d’heure, qui tresse ensemble fabrication de hot-dogs (l’un des emblèmes de l’Amérique, dixit l’ex-séminariste), foule sur escalators (à Grand Central Station ?), piles animées de billets (Scarface en embuscade) et de journaux, chaîne de montage automobile en réflexe méta (René Allio démontrait déjà un sens de la métaphore similaire dans Pierre et Paul, 1969, où Pierre Mondy, bien avant le Michael Douglas de Chute libre, « pétait les plombs » et jouait au sniper depuis sa tour lugubre, rat petit, anonyme, stressé, prisonnier du béton brutal, sinon brutaliste, et d’une vie à crédit).





Dans ce film fasciné par la vitesse et la lenteur, les flots de véhicules (voitures à Los Angeles, chars d’archives en Russie) et de passants (sur Times Square, capturés à l’improviste ou posant volontairement, telle ces hôtesses en brochette à Las Vegas), la manipulation des énergies primaires (le prologue mythique, « alchimique », avoue Glass, avec ses quatre éléments intemporels) et premières, fossiles, non renouvelables (l’électricité, le nucléaire), des charges explosent dans le désert, des familles se baignent à proximité d’une centrale d’uranium, un pilote de jet pose crânement devant son appareil phallique (probable réminiscence « inconsciente » de Docteur Folamour, of course). Lune nocturne, tangente à un totem moderne chipé à King Kong, nuées mousseuses miroitées dans d’orgueilleux gratte-ciels (l’un estampillé Microdata), Boeing 747 en mirage massif et dentelle chorale, armada muette de pylônes électriques et superbe bombe ovale, à ravir Sterling Hayden chez Kubrick, enseigne Grand Illusion sur l’avenue principale de la Big Apple (un écran publicitaire informatique annonce Invasion Los Angeles), gamin reflété sur l’écran d’un jeu vidéo d’arcade (Wargames date de 1983), immobilité hypnotisée d’une femme et d’une enfant devant la TV, dans un magasin d’électro-ménager capitonné, automates tout droit sortis d’un Bresson jouant, mangeant, faisant du shopping, assistant à une projection, cousant, s’ennuyant – la grâce au hasard (Balthazar) et l’itération infernale s’entremêlent dans ce ballet alarmé, cet éloge rosse, à double tranchant, au succès surprise (sa « bande originale » itou, concerts compris, éditions diverses pour rassasier l’auditeur).

Mentionnons encore une virée en décapotable flanquée de lumières nocturnes à l’horizontale (Dave Bowman avalé par un vortex prismatique), l’explosion de téléviseurs en batterie (redux réduit du saccage emphatique de Zabriskie Point), une ancêtre attristée de Paris Hilton dans sa limousine aux vitres teintées, des pompiers fatigués au milieu d’une inondation, des mains serrées à l’hôpital, un ivrogne au sol, un clochard comptant sa monnaie, des courtiers à la Bourse (possible souvenir de L’Éclipse), patchwork immersif, rageur, mélodramatique, en échantillon de nos magnifiques et immondes temps modernes, conclu par l’orgue mélancolique de Michael Riesman (chef d’orchestre attitré de Glass), un chœur funèbre apaisé, par le retour des énigmes de pierre liminaires, la silhouette couronnée du début remplacée par un groupe de personnages (contrechamp du public). Koyaanisqatsi adresse des remerciements particuliers à Georgia O’Keefe, Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, Roger Spottiswoode et Rudy Wurlitzer, à Jonas Mekas (Anthology Film Archives NYC) et s’achève, via sa bande-son urbaine, radiophonique, brouhaha de voix où capter les fluctuations des devises, en Babel boursière et fantomatique, en fable sensuelle et intellectuelle sur la rapidité, son abstraction incarnée, sur la « fuite en avant » d’une société (occidentale) vers le panneau (droit dans le mur) Dead End aperçu sur la « petite lucarne ».

« Monseigneur » Reggio voulait « offrir une expérience » (Stanley K. habillé en cosmonaute, sors de ce corps), libre à vous de n’y percevoir que « a piece of shit » (un « navet », en sous-titrage poli), une ode inquiète à un « monde non remis en cause et donc vécu dans un état religieux », admirablement portée par la première création cinématographique de Philip Glass, convaincu/séduit par (narcissisme amusé) une « piste temporaire » habilement composée de ses morceaux. En effet, « les images et la musique fonctionnent de manière organique », les treize ou quatorze séquences découpées par lui-même remontées à partir de la pulsation lyrique, dans un désordre inspiré, propice à faire surgir un « espace » entre celle-ci et le film, à l’opposé de la publicité, totalitarisme mercantile empêchant de réfléchir, de s’entendre. Par la vitalité de sa brièveté, son élargissement du champ expressif, cet exercice-essai sentimental de « communication directe », de portrait subjectif, partial, de « la beauté sublime, la beauté terrible, la beauté de la Bête », séduit et interroge, laissant à d’autres, moins doués, plus dialectiques, les fadaises du « message », les délices du désastre et les arabesques du formalisme « humaniste », « citoyen », « engagé » (rayez avec férocité les trois mention foutrement inutiles), pour s’orienter vers la « poésie », dynamique et nécrologique, d’une espèce présente, au redoutable futur, comme déjà condamnée au passé de sa vie invivable, de son évanouissement véloce.     

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir