La vie est belle à Vienne

 Exils # 139 (12/11/2025)

Sans emploi et sans toit, le quidam de mélodrame, soi-disant « Jean Durand », décide recta d’un suicide à la Capra, sauve in situ la désespérée bienvenue, qui le secourt à son tour, n’en déplaise aux féministes contemptrices du motif de la « demoiselle en détresse », lesquelles souligneront le double outrage du vrai-faux mariage, l’époux « protège », l’épouse « obéit », eh oui. Après cette plongée en replay, puisque récompense à la clé, billet policier et frais transférés, notre jeune « couple de (non) mariés », condition d’annonce, astuce d’alliances pas chères, répond donc à l’impératif programmatique du titre, parcourt un périple épisodique plus hédoniste que marxiste. Gardez le sourire (Fejos, 1933) fait souvent sourire, en intérieurs et en extérieurs respire, porté par un tandem amène, candide « Gustave Froehlich » & Annabella en réel « rayon de soleil », nom de baptême de la version autrichienne. On pourrait (re)penser aux amants pareillement émouvants de L’Aurore (Murnau, 1927) et L’Atalante (Vigo, 1934), mais cette comédie à contre-temps, du terrible passé, du pénible présent, ne manie le lyrisme, n’adhère au naturalisme. La coda de solidarité soudaine et décuplée, crowdfunding au creux d’une cité ensoleillée, loin de l’immeuble sinistre de M le maudit (Lang, 1931), finit d’en faire un conte de fées amusant et assumé, où se sortir ensemble du tas de mauvais pas, où sortir en souriant de l’hôpital presque fatal, accident d’enfant, de tramway, de monnaie, à nouveau réunis dans le vital taxi, désormais muni d’une innombrable marmaille, moderne et motorisée illustration de la fameuse conclusion « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ».

Moins sentimental et satirique que Charlie Chaplin, moins américain et citoyen que le Frank supra, en dépit d’une inscription explicite sur une vitre, devenu ensuite l’intitulé français de l’hyperbolique It’s a Wonderful Life (1946), moins musical et social que le confrère Clair (À nous la liberté, 1931), Fejos immortalise ses rescapés résistants et irrésistibles avec une empathie de chaque instant et une précision de chaque plan. Impressionniste, ludique et rapide, à une durée de soixante-douze minutes limité, à moitié joliment musiqué par Michel Michelet, alias « Michel Lévine » (Forfaiture, L’Herbier, 1937 ; L’Homme de la tour Eiffel, Meredith, 1949 ; Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou, Lang, 1959), Gardez le sourire ne tisse l’éloge de la bêtise, plutôt celui de la débrouillardise, ne s’attache à suivre d’heureux imbéciles, rend immédiatement attachants un homme et une femme charmants, touchants, ni dominée ni dominant, dont l’authentique et ontologique innocence contourne les contraires circonstances. Technique oblige, le métrage de son âge, sans succomber au catalogage, s’apparente aussi à une démonstration de l’utilisation du son, petit traité d’art acoustique et poétique, mentions spéciales aux évocateurs hoquets de la noyée, aux affiches drolatiques de paquebot et de loco(motive) sonorisées. Si Lang & Hitchcock (Chantage, 1929) maîtrisaient le drame à entendre, à siffloter, à répéter, chez Fejos le parlant et le chantant participent de l’élan, du mouvement entraînant, attention aux dangers de l’arrêt, d’une pièce à récupérer, de l’appartement loué, à moitié déserté, espace d’une suppliante prière genou à terre, à l’actrice de profil très expressive.

Histoire d’amour dénuée d’aveux sirupeux, l’attraction et l’élection passent par les gestes et les regards, le roleplay au carré, à « Palm Beach » vivent les riches, le rêve partagé, main dans la main, elle et lui se font vite découvrir et virer, déveine à Vienne. Peu importe le racisme sadique d’une fête foraine aux ballons à la « commission » piqués encore à Peter Lorre, scène de blackface impossible à reproduire aujourd’hui, le voyeurisme d’un shampooing abrasif, l’errance de l’homme-sandwich, un clin d’œil complice et précédemment un pain de savon de Marseille suffisent à esquiver l’humiliation, à laver l’affront, le facteur et sa femme par procuration font front, font la fête en chœur à la « fête des chauffeurs ». Le happy ending en devient logique et non facile, acmé d’une modeste et majeure épopée vaccinée contre le dogmatisme consolateur de la méthode Coué. Filmer le bonheur, de tout son cœur, en doublon et avec la « collaboration » de René Sti, de surcroît lyriciste, itou au côté de Fritz en français (Le Testament du docteur Mabuse, Lang, 1933), indique le générique de l’item « restauré et numérisé », exit la participation supposée, recensée, de Boris Palotai, furtive scénariste aux sympathies gauchistes, au profit d’un « idée, scénario, mise en scène » en guise de carton auteuriste : Fejos relève et réussit le défi, cinéaste cosmopolite et attentif, artiste lucide et cependant optimiste, a priori épris de la protagoniste déjà dirigée de Marie, légende hongroise (1932), a fortiori à l’ombre « immonde » du naissant nazisme et des conséquences inquiétantes de la crise économique.     

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