La Déesse de la détresse
Exils # 144 (25/11/2025)
Datée d’une trentaine d’années, la version restaurée de Narayana (Poirier, 1920) s’ouvre sur des images du tournage, bref making-of d’exploitants en train d’explorer le studio, le temple art déco. Si les dames demeurent discrètes, des messieurs facétieux saluent l’objectif, c’est-à-dire désormais les cinéphiles en ligne. Puis on apprend que la première se passa au Gaumont-Palace, façade imposante en insert. Les principaux interprètes défilent en fondus dans la foulée, vous voici capturé de bon cœur, durant une petite heure, au creux soyeux d’une traduction très infidèle, presque pirate, de La Peau de chagrin de Balzac. Le successeur de Feuillade au poste de directeur artistique des produits de la firme à la marguerite engage Robert-Jules Garnier, donc le décorateur de Fantômas (Feuillade, 1913), L’Homme du large (L’Herbier, 1920), El Dorado (L’Herbier, 1921), La Femme de nulle part (Delluc, 1922) ou Un chien qui rapporte (Choux, 1931) et le film bénéficie bien sûr de pareille expertise, la villa de « convalescence » et de délivrance du dernier acte, sorte de Taj Mahal de côte basque, qualifiée par un canard de « chef-d’œuvre » architectural, démontrant l’étendue de son talent. De la beauté au mausolée, il suffit in fine de s’y sacrifier, victime laïque d’une « auto-suggestion névrotique » ou d’une malédiction adepte de la surimpression, « coïncidences » accumulées ou malchance déterminée, au spectateur cartésien ou moins de décider. Le miroir brisé du cabaret, Perroquet bleu de soupirant malheureux, « panne de courant » ou balle d’un instant, annonce certes les célèbres sept ans sinistres mais survient aussi, vœu de parvenu, validé in situ, juste avant la révélation célébration de l’héritage sauvetage d’un parrain argentin, le neurasthénique « mélancolique » le vaut bien, ne vaut rien.
Après des bonzes « en colère » et en blackface, on aperçoit ainsi un serveur noir hilare, double « sacrilège » et non sortilège, plus impardonnable au moderne regard que le vol d’une idole, saligaud de Malraux. S’il ne vire au vaudeville, en dépit de triangles hétéro, homo, car une femme – Laurence Myrga, partenaire régulière du réalisateur, peut-être pas seulement professionnelle, co-créatrice du Studio des Ursulines – incarne le maudit messager, Narayana ne manque d’humour, citons ce carton : « Musique de chambre, sombre fatalité des soirées mondaines. » Poirier déploie sa « rêverie pathétique » et précise avec une empathie teintée d’ironie, dédouble l’indifférente des Folies (Bergère) et la déesse évanescente, Marcelle Souty là et ici, ose le topless et les fermes fesses, fait s’affronter de façon pas si feutrée l’Occident décadent et les « choses de l’Orient ». Des poissons d’aquarium, une chouette de fenêtre, un chien du destin composent un ponctuel et symbolique bestiaire. La peur de la mort, nul ne l’ignore, pourrit la vie, au propre et au figuré, coupe l’appétit, fane la rose de Ronsard & Françoise Hardy en accéléré. L’Atlanta par la tempête coulé, le reclus succombe à la culpabilité, s’imagine (se visualise) responsable du naufrage, hubris de maléfice. Le chantage échoue et le dénouement se déroule dans une jungle pulsionnelle, à la lumière artificielle, nuit américaine et nuit de l’âme idem. Ni comte (Les Chasses du comte Zaroff, Schoedsack & Pichel, 1932) ni roi (King Kong, Cooper & Schoedsack, 1933), Jacques rend la sienne, la sauve, apparaît (repose) « enfin en paix ».
Contre le contre-la-montre du sablier obstiné, la réalisation stérilisante de ses souhaits, Oscar Wilde le proclame (« Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières », axiome de « mari idéal »), l’amour reconnu et l’amitié point perdue s’avèrent les vrais remèdes du malade imaginaire, incurable et secourable, atteint d’une détresse existentielle antérieure à l’acquisition d’occasion de l’objet supposé ensorcelé. L’estimable métrage de « dessillement » sentimental et moral se soucie en définitive de profane et de sacré, de solitude et de société, d’immanence et de transcendance, duel spirituel qui ne pouvait que parler au futur auteur des biographies filmées de Foucauld, fêtard friqué devenu croyant cultivé, assassiné, sanctifié, CQFD de reflet.

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