L’Arroseur à Rosay

 Exils # 141 (18/11/2025) 

En dépit d’une note d’intention de bon ton, La Kermesse héroïque (Feyder, 1935) ne succombe au picturalisme, car cette « farce héroï-comique » déclarée fictive, sinon inoffensive, ne manque de mouvement, à la grue notamment. L’auteur de L’Atlantide (1921), Crainquebille (1922), Visages d’enfants (1925) ou du Grand Jeu (1934) certes profite d’une impeccable direction artistique, concoctée par les cadors d’alors, Benda, Meerson, Trauner, Wakéwitch et compagnie, mais jamais ne s’immobilise ni ne s’endort sous le poids des costumes ou du décor. Sept ans avant Les Visiteurs du soir (Carné, 1942), réalisé par son ancien assistant, il raconte un conte de passage et de passé, propice à être (sur)interprété, contexte historique oblige. Retoqué par Korda et la UFA puis produit par la Tobis, ce succès en salles adapte une nouvelle de Spaak, datée d’une huitaine d’années, chèrement et peu cordialement payée, recrée le comté de Flandre du côté d’Épinay, bénéficie de la délicate direction de la photographie de Stradling en exil, comporte un casting choral impeccable, mentions spéciales à Françoise Rosay, germanophone et donc aussi au générique de la version en doublon destinée au parc du Reich, à Lyne Clevers, « sentimentale » poissonnière, à Jouvet, chapelain rusé. L’ouvrage à la morale pas si volage, à l’accueillant courage, fit gémir Jeanson et frémir Truffaut, Goebbels l’applaudit puis l’interdit, en Belgique et aux Pays-Bas, on s’agita et l’on brailla, colère commune de députés démocrates et de l’extrême droite ; poursuivi pour plagiat, Feyder s’en ficha. Guère adepte du révisionnisme et du manichéisme, le cinéaste ne se soucie d’annexion, d’occupation, de collaboration, majuscules optionnelles et cruelles.

Mis en abyme et cependant mis à distance du peintre épris, de sa toile et de Siska, il ne se met au service du pouvoir, de surcroît provincial, ne brosse personne dans le sens du poil, brosse une fresque presque de poche, perspective classée forcée comprise. Ni réaliste ni poétique, La Kermesse héroïque participe d’un humanisme satirique, invalide la peur à voile et à vapeur, met à bas le patriarcat, durant le temps clément d’une parenthèse balèze et quasi onirique, cf. la réplique explicite du jeune et joli duo au bord de l’eau, suicidaire sans misère. Les fantasmes en fondus des notables tordus renvoient davantage vers le sadisme sado-masochiste de La Sorcellerie à travers les âges (Christensen, 1922) que vers la vitalité violente de La Chair et le Sang (Verhoeven, 1985). À l’unisson de La Grande Illusion (Renoir, 1937), la révolution dépourvue d’exactions ne dépasse (hélas) le système de classes. Vaccinés contre la misandrie moderne et son dolorisme sexiste, Feyder & Zimmer font souvent sourire, à l’écart du pire, en faveur d’un féminisme soft, qui dont la magnanimité in extremis, puisque Cornélia complice, gloire illusoire de l’impôt suspendu accordée au mari malvenu, ne remplace une lucidité partagée, pratiquée, la « femme du bourgmestre » sorte de Machiavel maternel, mariage d’amour gentiment arrangé, grâce aux Espagnols et à la gaudriole. Si les volumes d’Érasme « brisent le cul » du nain Delphin, lui-même ensuite suicidé en réalité, la seule folie à l’œuvre ici procède d’un pacifisme permissif, d’une émancipation de situation, d’un commerce prospère, arrière la guerre. Le cynisme ne motive les femmes fréquentables et fréquentées du film, plutôt un esprit d’à-propos, une manière salutaire de faire face à une possible et masculine menace, sans toutefois se transformer fissa en célèbre et sinistre « division de la joie ».

L’élégance du tracé, la liberté offerte sur le set à une troupe privée d’entourloupe, le plaisir pris à tourner la parabole tendre et drôle, à détourner l’alarmisme autarcique des édiles, longtemps avant la communauté déguisée du Village (Shyamalan, 2004), constituent quelques qualités encore d’actualité, en écho à un couple de couture gay friendly, merci de me « tenir compagnie », en vie.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

Corrina, Corrina