De la mort des marionnettes
Exils # 145 (26/11/2025)
Conte d’éducation méta et mental, Stopmotion (Morgan, 2023) doit beaucoup de sa séduction à une excellente actrice nommée Aisling Franciosi, déjà au générique de la série britannique The Fall. À l’instar de Sissy Spacek chez Brian De Palma (Carrie, 1976) et Angela Bettis chez Lucky McKee (May, 2002), la jeune femme (em)porte le film sur ses épaules fortes et fragiles, de la stroboscopie du prologue, amitiés à Noé, où son visage en rythme se déforme, sorte de sorcière multicolore, à la malle du final, coda d’au-delà, au silence d’enfance. Sa mère moins douce qu’amère, pas trop aphone, sa mimine (ré)animée au smartphone, à l’hosto alitée l’avertissait : une fois le spectacle terminé, voici les marionnettes rangées, inanimées, abandonnées. « Emmêlée dans ses fils » de fille sans « voix » ni voie (de secours) à soi, Ella vit sa folie jusqu’à la lie, comme jadis Catherine Deneuve chez Roman Polanski (Répulsion, 1965), elle aussi redoute et retrouve un intime ennemi, ersatz fantasmatique de son sympathique petit ami, en dépit d’une engueulade illico, à cause de l’ego. Si Stopmotion ne s’occupe de sexuée prédation, ne se soucie de misandrie, modernes maux du moralisme en société, au ciné, il ne congédie l’hypothèse de l’abus sexuel, peut-être par un père absent, traumatisme invisible et possible origine de l’anonyme gamine seulement perçue par l’anti-héroïne. Ella telle Laura (Palmer) ? La red room et l’apaisement de l’épilogue peuvent rappeler ceux de Twin Peaks: Fire Walk with Me (Lynch, 1992), tandis que les figurines du film dans le film, passages ponctuels à la beauté cruelle, remarquable travail de l’équipe de Dan Martin, renvoient davantage vers les sculptures lynchiennes que vers les créatures mythologiques du maître Ray Harryhausen.
Jamais écrasé par ces correspondances imposantes, ce portrait tourmenté doté d’une horreur psychologique et physique d’une créatrice destructrice ne manque de consistance, ne s’apparente à un duplicata, s’approprie le motif du plagiat, cf. la colère féroce du fantôme de l’opéra mis en musique par De Palma (Phantom of the Paradise, 1974). L’assistante docile puis rétive d’une réalisatrice renommée, aux mains désormais par l’arthrite rongées, déformées, immobilisées, incapable de couper son poisson, mesquine punition de la progéniture immature, ensommeillée, nuits passées à s’enlacer, s’émancipe et s’auto-mutile, (se) raconte un récit en trois temps, reprend à son compte l’item maternel conçu en testament. Il faut finir le film, il faut en finir avec le dilettante qui se verrait bien musicien, avec sa sœur voleuse, les transformer fissa en méconnaissables, abominables et beaux matériaux, à la suite de la cire mortuaire, de la viande du frigidaire, du cadavre d’animal. « Donner vie à des choses mortes » : la formule frappante de l’artiste lucide et à l’agonie, à faire frémir de plaisir un certain Frankenstein, ne se limite à l’animation image par image, désigne en définitive l’essence troublante du cinématographe, art funéraire aussi évanescent et bouleversant que le jeu sérieux de l’ombre et de la lumière. Cette puissance de patience, artisanale et fatale, (sur)cadrée ou incontrôlable, quelle « imagination morbide », ma fille, Stopmotion la dessine selon une empathie précise, démunie des tics de l’hystérie, soi-disant féminine ou cinématographique, pardon pour Possession (Żuławski, 1981). Drame de chambre et mélodrame de cave, muni d’une contaminante mélancolie, il donne à voir et ressentir une stimulante variation sur les thèmes de la transmission, de la soumission, de la dévoration, revoilà le Cronos de Goya, comme si Sonate d’automne (Bergman, 1978) soudain osait le hardcore du gore, clin d’œil de trépied ensanglanté au Voyeur (1960) du compatriote Michael Powell inclus et bienvenu.
Au royaume des cyclopes, il ne convient de s’éborgner, don de divinité, pour connaître l’avenir, sa propre mort c’est-à-dire. La génitrice occise, l’irréversible commis, la petite spectatrice à peine contrariée par le script modifié, il ne reste qu’à se regarder sur l’écran à terre, étrange étrangère, à se détourner, à se taire, à marcher au ralenti parmi l’espace-temps réduit, alourdi, du cimetière, sourire de manière superbe et rentrer dans le cercueil presque autant confortable que le ventre d’une parturiente ou l’œuf symbolique de l’incipit. Fourni d’une effrayante forêt de conte de fées, loti d’un immeuble sinistre et désert style Dark Water (Nakata, 2002), pourvu d’yeux peints sur les paupières en écho à Cocteau (Le Testament d’Orphée, 1960), d’un pantin malsain piqué à Magic (Attenborough, 1978), éclairé avec doigté par le DP Léo Histin (Nocturama, Bonello, 2016), produit par le BFI + primé au Texas et en Catalogne, le premier essai sur la durée de Morgan charme et désarme, prometteur boulot sous le signe de Pirandello, du mouvement imité, de la vie limitée, du film infini.

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