Division de la tristesse
Exils # 69 (09/01/2025)
Le subtil Zurlini se soucie d’un sujet symbolique et le traite sans une once de salacité : pas encore de Ian Curtis à l’horizon mais déjà une contrastée joy division. Enrôlées comme « auxiliaires de l’armée », une douzaine de prostituées, chiffre d’apôtres et de putains, chiffre paraît-il parfait de drapeau européen, quittent Athènes et reprennent presque, en sens inverse, le périple d’Ulysse jadis. Fi de nostalgie, bonjour mélancolie, souffle Sagan, puisqu’il ne saurait s’agir de regretter une capitale occupée, décapitée, dépeuplée, que surplombe un totem du passé toujours intact, ironique miracle, tandis que le solde désolé de ses citoyens guère sereins, descendants dépossédés d’une démocratie à demi, interdite au « deuxième sexe », aux esclaves, aux étrangers, nonobstant éprise de beauté, de pensée, de poétique et de politique, d’où ensuite sa détestation et sa destruction par l’éducation selon Benito l’histrion et les troufions fascistes, ce que rappelle en accéléré un gradé dégradé, se charge de la décharge, s’y ravitaille en vain d’un bout de pain. Ouvert et achevé via la voix off d’un lieutenant déplacé, désabusé, chargé à l’improviste d’approvisionner des troupes différemment affamées avec un autre type de marchandise, Le soldatesse (1965), aka Des filles pour l’armée en français, réintitulé pragmatique, tant pis pour l’originale acception sarcastique, se caractérise par un casting choral impeccable, par la composition précise de ses cadres, par un art de l’évocatoire, telle de la dentelle contre une truelle. Si le film souffre certes de la musique très illustrative et très répétitive d’un bien peu inspiré Nascimbene, il représente cependant un exemple de coproduction réussie, dont le doublage de tradition locale s’écoute sans décalage létal, le mélomane Demy le disait aussi, tant pis bis pour Cathy D qui désirait s’entendre chanter dans Une chambre en ville (1982).
Ni féministe ni pacifiste, l’item méconnu montre et ne démontre, court (ou roule et roucoule) et ne discourt. Le cinéaste lucide et attentif, doté d’empathie, de ces messiers et de ces dames entre détresse et tendresse, sursis et survie, errance et vacances, ne regarde vers le mauvais mélodrame, place sa caméra constamment au bon endroit, depuis le prologue panoramique jusqu’à l’épilogue Eurydice. La profondeur de champ lui permet d’en prendre sur la bande-son, cf. l’assourdie détonation scellant le sort d’une remarquable Karina, petit soldat sympa à l’écart de Godard, autant amusante qu’émouvante, par son amicale et sentimentale clairvoyance, sa dernière volonté de « viande ». De leur côté de couple impossible et désespéré, Milián & Laforêt s’avèrent une sombre version aristocratique et rajeunie du duo Adorf & Moriconi, parents et partenaires d’un « pacte » d’argent et de chair, à la trivialité animée de vitalité. À chacun et chacune sa manière d’aimer, de (se) détester, de résister au milieu d’un monde durement ou doucement immonde, de bordels au milieu du bordel, égalité des officiers et des subalternes, le résume un unijambiste à la philosophie froidement triste, « nous sommes tous des porcs », frérot d’Orphée enfumé, échauffé, pas d’accord. Les filles tout sauf faciles, parfois soumises au paludisme, se défendent du siège des obsédés pas trop salauds grâce au motif d’une vraie-fausse syphilis, marrante et menaçante astuce de bonne guerre, locution en situation. Elles ne se voient ni ne se vivent victimes, sinon d’elles-mêmes, donc d’avoir succombé à un contexte inégal, infernal, d’avoir décidé de se prostituer pour quelques conserves, sur lesquelles la maquerelle prélève bien sûr un cynique tribut de capitaliste parvenue, malgré notre moderne et suspecte « sororité ».
Zurlini filme enfin les amants au lit, en train de fumer, de psychologiser, s’alourdit alors d’une scène pudique et didactique, plus existentialiste que réaliste, monologue de discorde un brin antonionien, la présente « humiliation » et l’absence de projection passant surtout par les émotions, les réactions, l’éloquence du silence, les visages et les paysages. On pardonne au bonhomme capable de reconstituer une exécution de partisans adultes et adolescents, en compagnie d’un prêtre compatissant, dépourvue de pathos et de pose. Tout le talent de l’un des meilleurs réalisateurs de son époque et de son pays transparaît tout au long de la (dé)route et transforme la possible camelote en puissance de la litote. Deux scènes assez superbes parviennent ainsi à faire ressentir sans le souligner le douloureux danger auquel se frottent ces femmes fréquentables, à la personnalité exposée ou esquissée, taquine ou taciturne, la Massari ne me contredit. Dans la première, l’unique « blondinette » du groupe subit un « droit de cuissage » et de maquillage sur des genoux relous, escalade bientôt un escalier d’abattoir escortée du boiteux et cité vieillard. Au creux de ses yeux qui supplient se lit l’infamie d’une société, d’une espèce supposée civilisée, qui autorise et organise ceci, la misère, la maltraitance, l’offre et la demande, l’orgasme et le massacre, mieux que ne pourra jamais le dénoncer le moindre bien-pensant pensum « abolitionniste ». Dans la seconde, une Italienne espiègle rejoint loin du train la horde accueillante de ses compatriotes et coiffée d’un képi se devine soudain sur ses traits aussitôt inquiets l’éventualité d’un viol collectif consécutif, outrage à la Outrages (De Palma, 1989), d’une violence sous-jacente, non pas sexuée mais contextualisée, non pas innée mais innervée, énergie noire de « part maudite » à la Bataille, sur le champ de bataille, méthodiquement et martialement construite, revers épouvantable de la maison de passe a priori convenable. Plus tard, les chemises noires déchaînées se feront décimer par d’impitoyables maquisards, la jeune femme comptera au nombre des casulaties of war, titre descriptif, moins pornographique, du De Palma supra.
Comédie dramatique à laquelle on sourit souvent, qui ne divise les gentils versus les méchants, qui dévoile l’humanité, l’ambiguïté de la lâcheté, personnage mémorable du major propriétaire de lustre et porteur de mort, queutard plutôt que connard, quoique, et pourtant coupable d’une effrontée fanfaronnade, d’un acte impardonnable, même secourable, Le soldatesse épouse un parcours picaresque, odyssée douce-amère en terre solaire et inhospitalière, adresse en sus un clin d’œil au suspense de camionneurs du Salaire de la peur (Clouzot, 1953), à chacun sa panique « dynamite », économique ou anatomique, et le antihéros in fine esseulé, à la masculinité tourmentée, annonce bien sûr celui du Professeur (1972). Coécrit par trois scénaristes, dont Franco Solinas, régulier de Pontecorvo, Corbucci ou Losey, d’après le roman d’un collaborateur de Petri ou De Sica, primé à Moscou, le métrage démuni de racolage, y compris durant une douche en plein air et en sous-vêtements, décrit une armée davantage active et autant dévaluée que celle d’attente existentielle du Désert des Tartares (1976). Sa dimension de parenthèse (dés)enchantée peut évoquer celle d’Été violent (1959) et ses amoureux malheureux remémorer ceux de La Fille à la valise (1961). Qu’importe au fond la filiation de filmographie, Des filles pour l’armée à lui seul se suffit, rejeton rejeté de la fameuse et discutable « comédie à l’italienne », c’est-à-dire d’une manière méditerranéenne d’associer le rire au pire, le charme au larmes, l’élan au coupant, ce qu’accomplissait, cinq ans auparavant, un similaire et renversé road movie d’armistice joyeux et triste, cette fois-ci au masculin, parce que Reggiani & Sordi le valaient bien, à l’explicite titre italien, à savoir La Grande Pagaille (Tutti a casa, 1960) de l’ami Comencini.
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