Peau d’âme

 Exils # 61 (12/11/2024)


Car la poudre et la foudre c’est fait pour que les rats envahissent le monde

Claude Nougaro, Tu verras

« La peste est partout » et les rats itou, les vrais dressés par un certain John Holmes, homonyme de célèbre acteur classé X. Demy ne se souciait de réalisme ni de politique et pourtant sa relecture d’une moralité toujours d’actualité s’en rapproche assez. Longtemps avant Rachida Dati & Michel Barnier, on s’y préoccupe en effet de financer une cathédrale, de trouver illico de nouveaux impôts, celui sur le sucre séduirait notre médiocre modernité, si soigneuse de sa santé. Dans Les Parapluies de Cherbourg (Demy, 1964), l’enchanteur de malheur ne filmait pas les fameux « événements d’Algérie » mais leurs conséquences en France, grâce à un garagiste épris que l’on qualifierait aujourd’hui souffrant de « stress post-traumatique ». Ici, la satire s’immisce au sein malsain des coulisses, dévoile les jeux et les enjeux laïcs et religieux de pouvoir, en période dite de « mort noire ». Chaînon manquant entre Peau d’Âne (Demy, 1970) et La Chair et le Sang (Verhoeven, 1985), entre les frères Grimm & Robert Browning, citation de conclusion, Le Joueur de flûte (Demy, 1972) montre un Moyen Âge pris en otage par une « cupidité » généralisée, localisée, dont le cynisme mâtiné d’antisémitisme et de misogynie ne saurait le sauvegarder, le fait résonner avec un présent autant et différemment désespérant, bon courage au peintre aspirant in extremis parti pour l’emblématique Amsterdam[1]. La lucidité de Demy, à Nantes (Une chambre en ville, 1982) et en Germanie, escorté des scénaristes Andrew Birkin (Le Nom de la rose, Annaud, 1986) & Mark Peploe (Profession : reporter, Antonioni, 1975), lui permet de diriger en anglais, à l’étranger, une parabole pas drôle, produite par un débutant nommé David Puttnam, dont le dénouement se devine dès le commencement : de la toile de la caravane à celle de l’écran, il suffit d’un film et d’un bûcher dédoublé. Demy esquive le risque du moralisme mimétique – pécheurs dépourvus de cœur punis par une providentielle maladie – via le personnage du sympathique et sincère pèlerin, lui aussi hélas atteint, par la fuite sans hâte et sans poursuite du final, les enfants, petits et grands, tous en blancs, à la suite du flûtiste, à travers champs et au soleil levant.

Ce happy ending doux-amer ressemble davantage à une sécession qu’à une démission, comme si la progéniture encore pure du « Flower Power » décidait, « à l’insu de son plein gré », gentiment hypnotisée, de s’exiler loin du monde immonde des adultes et de leur tumulte, constructeurs hypocrites et destructeurs en faillite, promis à l’immobilisme et à l’épidémie. Tout ceci pourrait passer a priori pour un petit et joli exercice de démagogie, vive la jeunesse du terme des sixties et sus aux ancêtres suspects et obsolètes. Mais Demy se moque du manichéisme, dessine un sage, secourable et chenu « alchimiste », une fréquentable famille de saltimbanques en rime aux baladins fragiles et forts des Demoiselles de Rochefort (Demy, 1967). La mélancolie intime de l’artiste souriant se teinte de la tristesse du désenchantement, du constat que cette société-là ne fonctionne pas, qu’il vaut mieux s’en passer, s’en aller. L’estimable Lady Oscar (Demy, 1979) à son tour racontera cela, assorti d’un « complexe d’Électre » presque transgenre, durant l’embrasement de la Révolution française. The Pied Piper prend acte en résumé, en accéléré, sous la forme d’un conte court, moins mélomane que rempli de sombre charme, du trépas d’une utopie, refuse de céder à la déroute des radicales et libérales seventies, opte pour une modeste route à l’écart du tintamarre du « nouvel espoir » prôné par l’altruiste et affairiste Lucas (La Guerre des étoiles, 1977). Le personnage de Donovan, innocent et transparent, ménestrel plus anachronique – prototype de l’hélico d’après Perrault – que cruel, évoque celui de Bob Dylan, idem aède de crépuscule au carré, d’un espace et d’une amitié, admirablement décrit par le Peckinpah de Pat Garrett et Billy le Kid (1973). L’item méconnu et bienvenu annonce et s’inscrit ainsi dans le sillage autarcique de Josey Wales hors la loi (1976) et Bronco Billy (1980), diptyque d’Eastwood qui questionne la communauté, surtout étasunienne, mont(r)e en emblème un patchwork de peaux et de drapeaux.

Western européen et drame choral, le film bénéficie d’un casting impeccable et d’une direction artistique irréprochable, associe la finesse et la tendresse d’une relation père/fils par procuration à la robustesse et la rudesse de diverses vanités nocives et sinistres. Atom Egoyan revisitera tout cela, le transformera en fait divers tragique de Colombie-Britannique (De beaux lendemains, 1997). L’auteur prometteur de l’hagiographique, pragmatique et un brin bressonien Ars (Demy, 1959) utilise en sourdine l’horrifique et le fantastique, mentions spéciales aux séquences intenses de banquet à couper l’appétit,  de cortège et noyade, en surface le satirique, tradition en situation, relisez le bestiaire salace et anthropomorphisé du Roman de Renart, dessine en définitive un diabolisme terrien, humain trop humain, contre lequel la science et la musique participent d’une résistance active, même ineffective – le médicament ne survient à temps – et sélective, juvéniles survivants en mouvement. Les « Lost Boys » orphelins et dépressifs de Peter Pan deviennent des anges immaculés, ensommeillés, emmenés sur le chemin d’une incertaine destinée. Si l’inceste traverse et achève la filmographie, cf. l’explicite et optimiste Trois places pour le 26 (1988), fi de pédophilie, car mise en images sûre et mature d’un outrage et d’un sauvetage digne d’hommage, ressuscitée/restaurée par Mathieu Demy & Peter Suschitzky, serviable héritier + doué DP appelé à éclairer L’Empire contre-attaque (Kershner, 1980) puis plusieurs Cronenberg, remarquez au passage les tenues écarlates du clergé en écho à Fellini (Roma, 1972) et aux gynécos de Faux-semblants (Cronenberg, 1988). Deux mois avant sortait la deuxième partie de cette trilogie apocryphe, le bien nommé Ben (Karlson, 1972), célébré par Michael Jackson à la place de Donovan l’Écossais, lui-même sequel de Willard (Mann, 1971), mélodrame œdipien et domestique avec Sondra Locke, future réalisatrice de Ratboy (1986), qui fit délirer Deleuze & Guattari. Bénéfiques et intrusifs, les rats, on le voit, ne quittaient pas le navire du cinéma, ces années-là…       



[1] Jadis symbole de tolérance éditoriale et pas seulement protestante, la ville vit en ce moment des affrontements symptôme d’une époque, dix années après l’assassinat là-bas du controversé Theo van Gogh. 

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