CRS et Détresse

 Exils # 59 (04/11/2024)


Une chambre en ville (1982) se conclut donc en écho à Possession (Żuławski, 1981), gisant d’amants, reprise rapprochée d’un plan des allongés pareillement en plongée. Le pont transbordeur peu à peu crépusculaire de l’incipit optique remémore celui des Demoiselles de Rochefort (1967), mais Christine Gouze-Rénal remplace la productrice Mag Bodard. Pendant un prologue d’époque en noir et blanc, tension très hiératique, duo de chœurs antiques, l’action prend des couleurs, la caméra mobile esquive vite le cinéma marxiste, prend la tangente à Nantes, de manière littérale, puisque passe fissa la porte de l’immeuble de Madame Langlois, clin d’œil à Henri, spectatrice aux premières loges de la manif et des matraques moroses, baronne et daronne à la particule perdue, pianiste parfois pompette, qui abhorre la bourgeoisie, éprouve une maternelle sympathie pour le locataire prolétaire, en dépit des portes claquées, des amours contrariées. En pull rose puis jaune, dans un décor bleu et rouge, éclairé par Penzer, dirlo photo de Lady Oscar (1979), le métallurgiste au sourire triste, gréviste viré au chômage, dommage, participe d’un double trio de vaudeville en ville. La lutte des classes le dépasse, un enfant refusé lui suffit. Édith & François, amoureux malheureux, oublieux de Tristan & Iseut, ne connaissent Édith & Marcel. Mariée à un impuissant jaloux et roux, vendeur et réparateur de téléviseurs au magasin aussi vert que la chambre de Truffaut et peut-être celle, invisible, inaccessible, du frère décédé, portée sur les prédictions et les poupées, la fifille indocile se prostitue à mi-temps, après un mois de noces seulement. Rivale virginale, néanmoins enceinte, Violette se vêt en… violet, elle-même se promène nue sous son vison, pourvue d’un petit pistolet de saison. À la fin de l’affrontement, tour de force virtuose, en points de vue subjectifs alternés, enlacés, le cocu se coupe le cou illico avec un rasoir de giallo. Jamais manichéen ni mesquin, le film se fiche du féminicide, décrit des femmes qui survivent, se soucie d’hommes qui se suicident ou succombent à la réponse de la police. Malgré une poignée de répliques laconiques, flicaille racaille, flic SS, ça pue le poulet, Adieu les cons (Dupontel, 2020) dut séduire davantage Monsieur Mélenchon.

Construit en boucle bouclée, Une chambre en ville évite le tract et accompagne une passion patraque, pléonasme. Il contredit la demande pragmatique d’Édith à sa maman, ne fais pas de mélodrame, il se déploie en drame musical dégraissé, quatre-vingt-dix minutes de clair tumulte, quasi en huis clos, Ozon en chansons s’en souviendra (Huit femmes, 2002). Sans cesser d’être éclectique, énergique et lyrique, la musique assez magnifique de Michel Colombier préfère le thématique au mélodique, grande différence par rapport aux mémorables et mémorisables efforts d’un clairvoyant et mécontent Michel Legrand. Outre sa noirceur non démunie d’humour, qui rappelle le pessimisme politique, amical et sentimental, de La Belle Équipe (Duvivier, 1936), qui tisse son propre et pour une fois adéquat réalisme poétique, cette absence évidente d’airs populaires contribua sans doute à l’insuccès public, a fortiori face au révisionnisme festif et inoffensif de L’As des as (Oury, 1982), pénible polémique franco-critique. Tandis que Danielle Darrieux (en)chante et déchante au milieu, l’unique du casting à conserver sa vraie voix, sauf la fragile et inflexible Fabienne Guyon, Dominique Sanda, brûlante et refroidissante, se substitue à Catherine Deneuve récalcitrante, Berry attire en anti-héros doublé par Revaux, Piccoli se prend pour Vivaldi, Stévenin incarne un lucide et sensible copain. La mélancolie congénitale et souvent admirable de Jacques Demy se teinte ici d’une violence brève et intense, sèche et superbe. Au-dedans et au-dehors, on tousse à cause du gaz et de l’odeur de mort, lacrymogène et non lacrymale. Une chambre en ville va vite, droit au cœur de la douleur, harmonise un conflit collectif et un désastre intime. Restauré, ressuscité, daté, d’actualité, démonstration de courage avant deux ratages, ceux de Parking (1985) et de Trois places pour le 26 (1988), il mérite sa revisite et toujours sincère in fine sidère. Ni roman ni opéra, entre cathédrale et préfecture, il unit le faustien Marguerite de la nuit (Autant-Lara, 1955), affiche complice, au tragique individuel et social des Misérables (Hossein, 1982). Multinommé, mésestimé, les professionnels de la profession adoubant La Balance (Swaim, 1982) et Le Retour de Martin Guerre (Vigne, 1982), il replie les parapluies et transforme le désarroi en acte de foi, dans la ferveur, la fureur, le monde et surtout le cinéma.     

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