Les Rôles d’Errol

 Exils # 62 (28/11/2024)

Homme libre, toujours tu chériras la mer !

Baudelaire, L’Homme et la Mer

Puisque Flynn se fiche de ses films, on évacuera Les Aventures de Robin des bois (Curtiz & Keighley, 1938), au demeurant divertissant, mais l’on ne fera fi de l’autobiographie, au titre d’insistance, à lire à double sens. Ses mauvaises manières, ou bien mauvais chemins, les voici sous l’aspect d’un pavé, que résume une plume démasquée[1]. Longtemps avant de se costumer, de prendre l’épée, ce citoyen australien vit diverses vies. Il lit beaucoup, commet les quatre cents coups, un destin rimbaldien, aux béguins de Gauguin. Moins Casanova que cosmopolite, davantage aventurier qu’homme politique, le beau diable natif de Tasmanie ne manie l’économie, baise et se fait baiser, au propre, au figuré. Havilland & Hollywood ? Des étapes sur sa route. Son désir d’or ? De quoi payer après l’accès au théâtre et au musée, au bordel existentiel, ethnographie à parfois pornographie de l’effroi, d’âne et de dame, malaise de maison marseillaise. Admirateur de Maupassant & Stevenson, Balzac & Baudelaire, le dernier désigné de pédé, athée tourmenté par la foi de fervents souvent arrogants, accusé innocenté, d’abord de meurtre en Nouvelle-Guinée, puis à la suite d’un procès peu porté sur le consentement d’une vagabonde de dix-sept ans, plutôt la corruption locale et l’hypocrisie morale, maladie d’États-Unis, le drôle d’Errol héberge Barrymore et assiste à sa mort[2], subit sa gifle et fesse Bette Davis, n’apprécie le snobisme de Chaplin[3], discute augmentation de salaire et démission en colère avec Jack Warner. Il aime les femmes et la mer, fidèle à la seconde et infidèle aux premières, préfère son père à sa mère, maltraitante étrangère. Il rencontre aussi Roosevelt & George VI, Farouk & Rainier, traverse les conflits d’Asie et d’Espagne infernale comme on quitte un lit ou écarte un tournage. Entre pédophilie d’école à la Dickens et vaudeville exotique tragi-comique, misère marxiste et mariage ratage, Flynn l’impossible reporter souffre du syndrome dit de l’imposteur, veut (se) prouver qu’il peut devenir meilleur acteur, s’improvise en définitive papa baba, pourvu du choix du roi. Il observe avec lucidité, sinon timidité, l’inanité de l’humanité, de ses guerres d’hier – que penserait-il de celles d’aujourd’hui ? –, liquide Curtiz et chérie Walsh, se raconte à la Rousseau, jamais n’en fait trop.

Cédant le cynisme et le désenchantement au collègue Sanders, dont le spirituel Mémoires d’une fripouille, acquis et publié au siècle écoulé, récemment retraduit et réédité au même endroit, vaut itou le détour, se suicidant et le sachant d’une autre façon, abus de boisson au-dessus des poissons, la star auto-dérisoire, dotée d’un hédonisme en sourdine dépressif, (se) survit en cinéphilie et via cette fresque romanesque, roborative et non bourrative, quête inquiète d’un insaisissable sens parmi le plaisir des sens, exercice de style assez irrésistible, de pro domo plaidoyer délesté. Ni London ni Hemingway, Flynn s’affirme au final vrai romancier, mémorialiste attentif à défaut d’historien serein. Charmant et attachant, intelligent et impénitent, pleinement conscient d’incarner sur grand écran, presque à son corps défendant, rarement doublé, un fantasme de masculinité, de joviale et vivace virilité, il écrit à contre-courant, s’amuse à démystifier, se refuse à assassiner. Engageant, il dégage l’engagement ; séduisant, il sourit à autrui, à ses amis, à la vie, sans se dissimuler à lui-même un vide intime. De l’utérus au tombeau, du glorieux à l’alcoolo, de van Gogh à Castro, cinquante années de nuances et d’excès, retracées au moyen d’une modeste virtuosité, conquièrent le lecteur et dépassent le pénis pour explorer la peur. En écouter l’honnêteté, partagée en compagnie des prostituées ou des dames âgées, constitue désormais une sorte d’individualiste antidote à notre époque médiocre, de simulation et de victimisation, de conformisme et de manichéisme. À cœur et ventre ouverts, Flynn ne se défile, ne se justifie, ne tire à lui la couverture de soldat vainqueur (Aventures en Birmanie, Walsh, 1945) ou officier essoufflé (La Charge fantastique, Walsh, 1941 et sa chevauchée mortifère : débutant décédé). Le pécheur prise la pêche, l’apôtre de sa liberté se fiche du prosélytisme. Trois soirs d’affilée il songe à se flinguer, rime de déprime au Gibson borderline de L’Arme fatale (Donner, 1987). Remplacer le (re)nommé Sirocco par un énième plus beau bateau lui accorde un sursis aussitôt. Se vacciner à la vodka permet de résister à la production malsaine et wildienne – la vie imite l’art sans retard – des Racines du ciel (1958), au côté d’un John Huston chasseur et buveur[4].

S’il ne sacrifie à l’hagiographie, esquive le narcissisme et le dolorisme, pénibles risques de pareils livres, l’auteur acteur, qui emploie parfois la troisième personne du singulier, façon Delon, disons distanciation, par-delà persona, succombe à une crise cardiaque au Canada, assoiffé de soleil au cimetière d’hiver, adieu définitif aux frais judiciaires, aux pensions alimentaires. Paru posthume, succès critique et de librairie toujours republié depuis, ce CV en accéléré méritait d’être ici ressuscité, merci à Séguier, défini en éditeur de curiosités, même démuni de l’avant-propos et du cahier photos de la version US. Les esprits chagrins ou puritains rappelleront la participation à la rédaction de l’obscur Earl Conrad, nègre certes moins célèbre que celui du Narcisse et de l’homonyme, a priori pique-assiette touristique de Jamaïque, l’ultime et juvénile éprise de Flynn dixit. Tandis que l’on ricane encore de la stérile tentative de (Kael) Pauline[5], déposséder Welles, qu’Errol respecta, repas ou pas, au profit du frérot Mankiewicz, d’un magnat des médias proche de Randolph (Hearst), employeur de l’acteur pendant l’ibérique fureur, il convient de conclure que Mémoires : My Wicked, Wicked Ways lui revient et lui appartient, autant que le Asakusa Kid de Kitano, pourtant pondu au dictaphone. Telle voix ne s’invente pas, Errol endosse son meilleur rôle, homme au miroir de délice et de désespoir, dont la trajectoire contrastée, lumineuse et enténébrée, se termine durant les dernières lignes par un apaisement à l’abri du vieillissement de Melmoth[6] installé chez Bob Marley, un peu en paix, en train de parcourir les épreuves du récit des épreuves de sa vie, vécue et (re)lue, vide et remplie.        

 


[1] Éric Neuhoff venait de signer (Très) cher cinéma français qui rendit triste Cédric Klapisch

[2] Et le ranime le temps d’un film biopic de sa fifille : Une femme marquée (Napoleon, 1958)

[3] Idem amateur de jeunes filles en fleurs et cause de scandale ou cabale de journal

[4] Déjà sauvé des affres de la fabrication de The African Queen (1951) grâce aux bonnes bouteilles de Bogart

[5] Raising Kane partial et partiel plagiat d’arroseuse arrosée que déconstruit The Kane Mutiny de Bogdanovich

[6] Melmoth réconcilié de Balzac rédime à la sauce satirique et mystique Melmoth ou l’Homme errant de Maturin

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