Vague à Liam

 Exils # 47 (18/07/2024)

Saints and Sinners (Lorenz, 2024) s’ouvre une scène qui rappelle celle d’Agent secret (Hitchcock, 1936) puis le clin d’œil des Incorruptibles (De Palma, 1987). Faire exploser des enfants, ça se fait donc depuis longtemps, à Gaza ou pas, mais le terrorisme ou le capitalisme (et le gangstérisme, alter ego illégal et létal) ne prémunissent contre les risques du sentimentalisme. Du désobéissant Tony Montana (Scarface, De Palma, 1983) à la passionaria de l’IRA, il suffit d’un film non distribué en salles hexagonales, disponible en ligne, dirigé avec solidité, dépourvu de personnalité, par le collaborateur au long cours, à plusieurs postes, d’un certain Clint Eastwood. Résumons l’horizon à l’usage du cinéphile hâtif : ici se croisent Assassin(s) (Kassovitz, 1997) et Impitoyable (Eastwood, 1992), sous la forme (de plate-forme) d’un western européen, point urbain, en effet peuplé de pécheurs et de saints, plutôt que des zombies de Romero racontant sa conquête (insulaire, solidaire) de l’Ouest à lui (Survival of the Dead, 2009). Au son de bon ton d’un harmonica sympa, on suit sans déplaisir, au mitan des seventies (« Deux décennies de troubles civils ont dégénéré en conflit armé » dixit le carton d’introduction), ces mésaventures à l’usure d’un tueur doté d’un cœur, incapable de conjurer un proche passé, encore condamné à planter des arbres sur des cadavres (« J’ai arrêté de compter » confesse-t-il au juvénile, désinvolte et mélomane comparse, rêveur éveillé de californienne « liberté »). Comme dans L’Impasse (De Palma, 1993), pas moyen de rester serein, vivre une autre vie, s’évader, au propre et au figuré, via le voyage ou le jardinage. Murphy, qui possède sa propre loi, presque aussi pessimiste que la fameuse homonyme, qui fait la loi fatale davantage que le vieux flic amical, lit Swift (satiriste relativiste) & (surtout) Dostoïevski, cadeau de coda inclus, merci au disparu. Le crime, le châtiment, se mêlent à présent à la transmission, la rédemption, plus imposantes et impossibles que l’exil.

Construit en boucle bouclée (d’attentat déréalisé car numérisé), fini sur une fusillade (et une grenade) tel un assaut à la Rio Bravo (Hawks, 1959), autre huis clos éducatif et aéré, une agonie parmi le silence compréhensif d’une église (« Chacun a ses raisons » philosophe le flingueur professionnel un brin renoirien, chasseur de bipèdes à la place des lapins de La Règle du jeu, 1939), un adieu de couple trop vieux (et marié, endeuillé) pour être amoureux, Saints and Sinners possède une séduction crépusculaire, bénéficie de l’expertise de Tom Stern, dirlo photo de l’acteur/réalisateur/producteur de Gran Torino (Eastwood, 2009) (Lorenz bossa autrefois comme dirlo de Malpaso). Si le fatigué Finbar Murphy ne ressemble en rien à Michael Collins, cf. le biopic paraît-il apologétique (Jordan, 1996), le moralisme implicite de ce film anonyme et soigné, aux survols touristiques de paysages hors d’âge, ne pouvait que plaire à Liam Neeson, acteur de valeur autodécrit en « country boy » catho et adulte amateur de Hugo (il incarna l’increvable et généreux Jean Valjean des Misérables, 1998, à la sauce August), au pedigree de pionniers à ravir le revenant Kevin Costner (Horizon : Une saga américaine, 2024), lui-même cow-boy moderne et rétro, à cheval et à Chicago (The Untouchables). Béatrice Dalle disait illico qu’a contrario d’une actrice de composition elle jouait son propre rôle en situation(s), telle la célèbre Martine de BD, sans arrêt déclinée. Fantôme familier, exécuteur à moitié de l’autre côté, l’émouvant Irlandais (de naissance, d’ascendance) traverse sa filmographie éclectique et mélancolique, a fortiori celle classée d’action – relisez-moi au sujet de ses estimables partenariats avec Jaume Collet-Serra, Sans identité (2011) + Non-Stop (2014) –, en Sisyphe réflexif, apprécié, esseulé, en puissant « passager » cependant lessivé d’une mythologie jolie, à la rencontre d’homologues cogitées par les conteurs de jadis (échange sur les « géants » au volant et au côté de « l’oncle » maltraitant) ou aujourd’hui Lewis (la trilogie christique du Monde de Narnia), Lucas, Nolan et même les ZAZ, puisque remplaçant de Leslie Nielsen selon l’annoncé The Naked Gun (Schaffer, 2025).

Dix ans auparavant, à l’époque de Balade entre les tombes (Frank, 2014), il marchait déjà dans un cimetière (en écho au « conté oublié »), topographique ou métaphorique, se liait d’amitié avec un Afro-Américain, le voici désormais acoquiné à un violoniste noir, immigrant désarmant d’une « guerre » de naguère, qui déclare amusé (ou sidéré), face à des footballeurs, ne plus savoir quel camp si violent soutenir, métonymie narrative et historique. Quand il délivre « Tout le monde peut changer » ou « Il faut prendre soin des autres, cela fait notre humanité, même si c’est douloureux », on pourrait avoir envie de ricaner devant pareil prêchi-prêcha d'humanistes énormités, mais la noblesse naturelle et intime de Neeson ne rend risibles ces appels à l’amélioration, à l’altruisme. Dans Saints and Sinners, certains pèchent plus que leurs contemporains, la « sainteté » passe par la foi (en autrui et en soi), le « don » de soi, c’est-à-dire le sacrifice (du fils putatif), le tandem intergénérationnel reprend en définitive celui d’Impitoyable et délaisse celui d’Assassin(s) ; le senior y survit. Tandis que Liam retrouve de vieilles connaissances locales, locution de saison, nommées Ciarán Hinds (Excalibur, Boorman, 1981 ou Le Silence, Scorsese, 2016, paire entre partenaires, partagée en dépit des années) & Colm Meaney (Gens de Dublin, Huston, 1987, The Commitments, Parker, 1991 deux films de Stephen Frears ou le Marlowe de Jordan, 2022, l’interprète de La Liste Schindler, Spielberg, 1993, ainsi à la suite de l’emblématique Bogart, Gould ou Mitchum), son personnage septuagénaire affronte une nationaliste quadragénaire, à laquelle la captivante Kerry Condon, l’une des héroïnes de la série Rome, confère une force et une fragilité qui font en (grande) partie le prix de l’entreprise, du requiem amène du Ricain Lorenz.

Complice et némésis, chef(fe) de bande et sœur d’un mec aux suspectes « tendances » (il bat la petite pêcheuse Moya), sa Doireann McCann belle et rebelle, (guère) cruelle et (un peu) maternelle, liquide le fictif séducteur Kevin et accomplit son trépas de familial chemin de croix au creux d’une nef nocturne et déserte, sépulcre symbolique d’une respectable et discutable détermination idéologique (« Un homme n’est pas ce qu’il fait mais ce qu’il est » s’exprime Murphy, tant pis pour la politique philosophique des actes de Sartre), tombeau d’un terrorisme (terme réversible, applicable parfois ou souvent à ceux qui s’en servent et le dénoncent) dépeint démuni du moindre romantisme. Farouche et à cartouche, cogneuse (pauvre Rita au tapis) et hargneuse, sincère et singulière, cette femme-là (cette actrice-ci) ressuscite fissa le souvenir de Barbara Stanwyck, par exemple en sœur aussi orpheline du Quarante tueurs (1957) de Fuller. La présence intense et le talent évident de Kerry Condon transcendent chacune de ses scènes, déploient une énergie noire à base de courage et de désespoir, constituent une réponse éloquente et clivante à la conversion express et expéditive de Finbar Murphy, à l’attachante retenue de Liam Neeson a priori de tout revenu, alourdi du vide d’une perte personnelle (une pensée pour la regrettée Natasha Richardson, au générique de Gothic, Russell, 1986 ou Étrange séduction, Schrader, 1990) en rime à celle du script écrit à six mains, ni bourrin ni malin. Poser des bombes ou se mettre au vert, semer des morts ou aux vivants croire encore : Saints and Sinners (titre biblique, manichéisme à la niche) s’achève via un (nouveau et vieux) départ volontaire, un panneau réparé, un livre offert. Imprévisible et invisible (durant le match et les menaces, il disparaît du plan grâce au montage), Murphy (s’en)fuit, pipe piquée à Maigret, fusil pris à Jimmy (Stewart, Winchester ’73, Mann, 1950), amnésie à Memory (Campbell, 2022), sachant sans doute qu’aucune route (de déroute) ne permet de soi-même s’éloigner. On reverra néanmoins avec un plaisir certain ce cassé colosse de Liam Neeson et ce sombre soleil au cœur d’automne de Kerry Condon.                

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