La Grotte Costner
Exils # 44 (05/06/2024)
Donc d’un western moderne (Furiosa : Une saga Mad Max, Miller, 2024) au suivant à l’ancienne (Horizon : Une saga américaine, Costner, 2024). Chacun remarquera du même mot le même emploi. Des deux côtés de l’Atlantique et du Pacifique, face à la faillite du politique, revoici le répit de l’épique ; à l’encontre des communautés, de leur clivante radicalité, vive la collectivité, l’unanimisme démuni de manichéisme. Ça se rassemble et se ressemble sur un écran, ça vous rassemble et vous ressemble devant. Cet Ouest à représenter, à ressusciter, cette Frontière filmée, fantasmée, à la fois fabuleuse et fondatrice, odieuse et destructrice, on le savait bien avant le révisionnisme cinématographique des seventies, Costner les connaît sans conteste, il s’illustra autrefois dans des westerns authentiques (Silverado, Kasdan, 1985, Danse avec les loups, Costner, 1990) ou symboliques (Les Incorruptibles, De Palma, 1987, Un monde parfait, Eastwood, 1993). Le Wyatt Earp de Lawrence Kasdan (1994) s’investit aussi à la TV, via le plus récent Yellowstone. L’imagerie renvoie celui-ci vers ses origines, voire l’inverse, et ce Chapitre premier, Kevin y cogitait depuis des années. Davantage que son baptême de mise en scène, par la critique acclamé, par le public adoubé, par les professionnels de la profession récompensé, très long métrage assez surfait (même la BO de Barry s’oublie), auquel il paraît possible de préférer le plus vif Un homme nommé Cheval (Silverstein, 1970), adapté de la spécialiste Dorothy M. Johnson (L’Arbre aux potences, Daves, 1959 ou L’Homme qui tua Liberty Valance, Ford, 1962), le quatrième essai de l’acteur/réalisateur/producteur/scénariste rappelle Open Range (Costner, 2003), titre anecdotique dont la saveur et la valeur résidaient surtout dans le tandem Duvall & Bening.
Comme Clint, Kevin possède suffisamment de confiance en lui pour se mettre au service d’autrui, ne pas réclamer à sa troupe de lui servir la soupe, mais au contraire la mettre en lumière. Costner cadre ainsi ses actrices et ses acteurs avec la complicité, la générosité, de sa carrière et de son cœur. Chorale et non corporatiste, sa fresque palimpseste, de trois heures au compteur, de quoi faire enrager le Peckinpah de Pat Garrett et Billy le Kid (1973), le Cimino de La Porte du paradis (1980), pardi, démiurges de la durée sommés de se soumettre à l’horloge du budget, de se placer au sein d’une perspective moins lucide mais plus lucrative, de subir les outrages des tripatouillages du dé/remontage, certes ne séduit et cependant pas un instant n’ennuie, en grande partie grâce à un casting éclectique, impliqué, bien choisi et bien dirigé. On se passera du name-dropping, on se limite à citer seulement les noms des estimables Fahey, Huston, Patton, Rooker, Russo, Worthington, attirer l’attention sur la détermination d’une Jena Malone en doublon, le regard à la Michèle Morgan d’Abby Lee, encore une road warrior (Mad Max: Fury Road, Miller, 2015), la nudité humide et pourtant pudique d’Ella Hunt, avatar sans vieillards et en caravane d’une célèbre Suzanne, mention spéciale à l’élégante et résiliente Sienna Miller, dont la séquence domestique d’assaut et de cave illico, ensuite, vite, de sauvetage à la Lazare (revoilà Furiosa), mérite d’être remarquée, sa performance applaudie, en écho de catacombes utérins et malsains au gynécée piégé de The Descent (Marshall, 2005). Épaulé par le solide dirlo photo Jim Muro, l’auteur du stedicamé Street Trash (1987) dans une autre vie, eh oui, pourvu de l’appréciable partition classique et thématique de John Debney (La Passion du Christ, Gibson, 2004), des apports au script de Mark Kasdan, le frère de Lawrence, faut suivre, le père à problèmes du méconnu et riquiqui Instinct de survie (Berdejo, 2009) se réserve un rôle de marchand de chevaux un brin au bout du rouleau, sitôt arrivé que déjà reparti, à cause d’un blondinet agité un peu comparable à Klaus Kinski, surtout de séjour en Italie.
Des poteaux de San Pedro à une presse à l’Est, de l’émoi au Montana à la verdure du Wyoming, en passant par la piste de Santa Fe, au couple d’oisifs (toilette nocturne à l’eau potable, quel scandale) prié de s’affairer, Costner entrelace les pionniers (les colons, rectifient les anticolonialistes) et les Apaches, un missionnaire débonnaire et des militaires solidaires, des hommes, des femmes, des enfants, des ancêtres et des adolescents, un propriétaire et une prostituée, des scalpeurs partagés, une installation et une Sécession. S’il convient de comprendre que le dessin (le dessein, le destin) de l’ensemble ne peut prendre appui que sur ceci, à peine un tiers de la tapisserie, les ultimes minutes telles une abondante bande-annonce des suites à venir, à sortir, si le jugement se doit d’être mis par conséquent en suspens, cet horizon d’une nation (Griffith frétille), d’abord basé sur une arnaque homonyme à l’abondance et la bienveillance (horizons prometteurs, éperdus puis perdus, presque à la Capra), le commerce funeste d’une réserve de chasse locale, indienne, indigène, un mausolée déguisé en rêve d’éden – le cimetière amérindien, enfoui, refoulé, réactif et réactivé, marronnier de la mauvaise conscience étasunienne et de sa culpabilité, écrite ou imagée, le Stephen King de Shining et Simetierre opine – tisse un drame et non une tragédie, un patchwork et non une mosaïque, délivre une claire chronique délestée du moindre lyrisme homérique. Cette modestie d’aède, cette humilité d’un récit raconté à moult reprises, que symbolisent les mesures artisanales, à taille humaine, au ras du sol, du géomètre au minot de l’incipit cru ludique par un duo jeunot de basanés en train de les espionner, démentent elles-mêmes l’apparence d’épopée, dimension à tort déduite du décor, de la durée, des lignes narratives, des personnages multiples.
Le téléfilm (magnanime) de luxe (fi de stupre) point balzacien, qui ne réinvente rien, pour lequel Costner, après le Coppola de Megalopolis, dut dit-on hypothéquer une partie de ses biens, ne saurait en définitive déployer l’ampleur poétique, politique et (contre-)utopique de puissants prédécesseurs (l’un des trailers utilise un travelling avant surcadré, à contre-jour, reprenant le plan fixe, conclusif et iconique de La Prisonnière du désert, Ford, 1956), l’attaque et le massacre quand même réussis, remplis de lisible énergie, de toute la première partie à comparer par exemple avec le prologue (et l’émouvant développement) de Josey Wales hors-la-loi (Eastwood, 1976, Cimino participa au scénario). Cela ne tient uniquement à un manque de talent, au fameux « autres mœurs, autres temps », procède en sus d’une modération des ambitions, d’un rétrécissement du champ (et du chant), la somptuosité du sentimentalisme fordien (ah, l’Utah), l’évidence sidérante de ses cadrages sans âge désormais remplacés par un académisme roboratif, un confort de forme consensuel et contractuel, une narration moins innovante que celle de certaines séries de télévision, rien ne change ni ne dérange, rien ne respire ni n’empire, rien ne secoue ni ne rend fou, a contrario des conditions d’une rencontre de civilisations, a fortiori opacifiée par la fiction. À l’occasion du joli Bronco Billy (1980), Clint Eastwood, encore lui, réfléchissait sans philosopher à ce que signifie se souvenir et (sur)vivre aux États-Unis, sa piste de cirque historique et anachronique, surplombée d’un chapiteau de drapeaux (US) explicite, privée certes de l’aristocratique cruauté méta de Lola Montès (Ophuls, 1955), puisque pleine de respect, de complicité, d’adresse (au lancer de couteau) et de tendresse (ah, Sondra).
Tandis que ce pays rapproché, opposé,
par sa culture, son inculture, en tout cas selon le cinéphile et le citoyen
européen bon teint, aujourd’hui dirigé (en surface, en façade) par un président
(un putain de pantin) malade et âgé, risque de réélire l’inénarrable fanatique,
à fric et à trique, de la tempétueuse Stormy Daniels (on peut compatir de
plaisir), la saga sympathique et statique de Costner, peintre rupestre de
motifs naïfs, prend acte d’une disparition de saison, d’aucuns diraient
occidentale, redoutable, celle d’une certaine aura, d’un certain cinéma,
de l’Histoire (confection aux vainqueurs) supplantée par des histoires (consolation
aux vaincus), du sens de l’existence éconduit et reconduit sur des routes de
doute et de déroute. La suite indeed au prochain épisode, triste ou
drôle, électoral et estival…
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