L’Énergie et le Fossile

 Exils # 43 (03/07/2024)

« Il faut que ça ait l’air vrai », donc Dementus dégomme des war boys, de toute façon escadron d’expendables, kamikazes bichromes d’une Citadelle à la populace d’esclaves souterraine, comme si la secte célèbre des Assassins d’Alamut croisait les exploités de Metropolis (Lang, 1927). Rien de plus certain, en effet, que la vérité de la mort, toujours et encore, unique certitude au bout de tous nos tumultes, infantiles ou adultes, « épiques » ou prosaïques. La ruse en replay d’un sceau incontestable ainsi lestée, le bien nommé Trojan truck peut s’engouffrer au fond de la pétrolifère cité du frérot porté sur la peinture préraphaélite. « Je m’ennuie », dit-il aussi, plusieurs spectateurs pourraient opiner, durant ces deux heures trente dont dix minutes dédiées au générique, lequel remercie en catimini les indigènes Aussies. En matière de réalisme, de photoréalisme, précise l’équipe technique de La Planète des singes : Le Nouveau Royaume (Ball, 2024), Furiosa : Une saga Mad Max (Miller, 2024) s’avère vite dans l’impasse, prend ses distances de circonstance(s) avec la trilogie précédente, emblématique d’un cinéma disons analogique, physique, de mise en scène mimétique. Lorsque les images, a fortiori celles, référentielles, de cette imagerie, de cette mythologie, pour parler en spécialiste, deviennent leur propre matériau, leur modèle (de) virtuel, leur carburant autosuffisant, la réalité disparaît, s’efface off et en voix off au cours du prologue express et explicatif, écran noir de panique polyphonique et (post-)« apocalyptique » en écho aux Martiens de Welles à la radio. Le début édénique, de ver dans le fruit, presque littéralement, les asticots arriveront plus tard, sur le mignon moignon de l’héroïne intrépide, increvable, pas cannibale, entourée de cadavres, face à une ersatz repoussant de sa remarquable maman, Pôle de l’Inaccessibilité à protéger, à dissimuler, pour vivre heureux, vivons à l’abri des barbares cachés, puis sa suite, bien sûr désertique, ressemblent à une immense animatique (du jeu vidéo édité en 2015 ?), la relecture de l’antique selon la réunion et la stylisation de 300 (Snyder, 2007) et Wonder Woman (Jenkins, 2017).

L’essence, le sang, la sueur, les larmes, ces fluides à foison, marqueurs d’humanité motorisée – holy motors à l’écart de Carax – ou non, constituent de facto les véritables effets spéciaux de cette fresque désincarnée, débarrassée de sexualité, de sperme idem, absence d’évidence, latent cohérent, font surgir le souvenir de la goutte d’eau salée décisive de Mission impossible (De Palma, 1996), autre item méta de train ciotaden (un brin hitchcockien) relooké, accéléré, survitaminé via le numérique hégémonique. Des hommes, des amazones, une prisonnière du désert plus rousse mais pas moins farouche que l’homologue de Ford (1956) ne font toutefois un film féministe, plutôt un opus muni d’humour (patronymie ludique et explicite), préoccupé de « retour », de nostalgie à la Ulysse, d’une double résurrection hors de saison. L’orpheline froidement furieuse demande à Dementus, soumis et néanmoins lucide, de lui rendre son ascendance, son « enfance », de revenir en arrière, tel le Superman de Donner, capable en kryptonien Orphée de faire tourner la Terre à l’envers et de ranimer l’ensevelie bien-aimée. Ce souhait de conte de fées ne saurait se réaliser au sein malsain d’un Wasteland dont la Désolation doit davantage à l’endurance biblique (« quarante jours » de conflit ou de purification) – pour le mysticisme messianique, s’adresser à Dune (Lynch, 1984), pardi – et à la dimension symbolique, aridité du cœur, d’une passion triste spinozienne et stérile, qu’à sa présence géographique, son immanence magnifique, et morale rajoute Anthony Mann, expert presque indépassable du sens de l’espace. Que découvrir en définitive « au-delà de la vengeance », « beyond Thunderdome » chantait naguère Tina Turner, sinon une évasion loin de l’obsession et de la coercition, une deuxième aventure déjà advenue au futur (Mad Max: Fury Road, Miller, 2015), une graine totem plantée, implantée, au creux du corps d’un colosse asservi, amaigri, nourrissant l’arbre à la Tarkovski (Le Sacrifice, 1986) de sa vie, « châtiment » de refleurissement ? La féroce et fêlée Furiosa ne pardonne à personne, elle assiste au supplice de sa génitrice (r)attrapée, crucifiée, peut-être violée, tandis que jadis celle de Conan enfant se faisait décapiter (clébards anthropophages en partage).

En 1982, Milius délivrait un concentré testostéroné de nietzschéisme mélancolique, un crépuscule des dieux en partie silencieux, porté par la puissance et les nuances de la partition de Poledouris, le score dispensable de Tom Holkenborg s’en souvient en sourdine sur les ending credits, une sorte d’exorcisme droitiste des excès sexuels et spirituels des années soixante, du doute et du désespoir défaitistes des seventies. Une quarantaine d’années après, Miller ne revisite la sinistre sorcellerie de Charles Manson & Thulsa Doom, il multiplie les (dé)figures paternelles, par exemple l’impitoyable et cependant sentimental Dementus, l’a priori pédophile Rictus Erectus, le pragmatique Immortan Joe, l’Homme-Histoire de lexicale mémoire, héritier délocalisé des book people enneigés de Fahrenheit 451 (Truffaut, 1966). Plus proche d’Antigone que d’Électre, quoique, consœur de l’encore confisquée, (dé)formée, formatée, Nikita de Besson, alter ego transgenre et transhumaniste du sabreur dépressif, amputé, un peu pédé, de La Rage du tigre (Chang, 1971), Furiosa fusionne en somme l’individualisme endeuillé de Max (& Dementus), aperçu en surplomb, et la solidarité assumée d’une autarcique société, ou d’une romance sans seconde chance (l’épisode du Prétorien), arc éthique et thématique des chroniques iconiques du road warrior passé de la police à la puériculture. Ce western véloce à la (T. S.) Eliot et non à la Leone, point de cynisme ici, à peine une pointe de romantisme, de moralisme, une volonté de poursuivre les valeurs du passé, désormais dépassées, le refus in fine de ressembler en résumé au meilleur ennemi, remember l’aphorisme de Nietzsche, bis, au sujet de la monstruosité en reflet, de l’abîme observé qui te mire avec tes traits, pourvu de sa propre attaque de diligence, tour de force de l’assaut de l’assemblé semi-remorque, métaphore du métrage et du montage, découpé en chapitres, à la Shining (1980) de Kubrick, autre item climatique et labyrinthique, rétif au manichéisme, à la misandrie, affiche une sagesse simpliste – guerres amères, éternelles, amen – énoncée par un aède invisible, une résilience de chaque instant, semant (ensemençant) le ressentiment.

Le classicisme du style, la solidité de la structure, le mouvement permanent, produisent en définitive un divertissement intelligent, une « odyssée » distrayante (vocable connoté de bande-annonce en français), un conte consensuel plutôt que cruel. Épaulé par une troupe imparable, devant et derrière sa caméra tout sauf prima donna, mentions spéciales à l’amusé, amusant Chris Hemsworth (char chipé à Ben-Hur et caméo au carré de sa chérie Elsa Pataky inclus), à l’action designer (en sus coordonnateur des cascades) Guy Norris, à la monteuse Margaret Sixel (partenaire professionnelle et personnelle du réalisateur), Miller ne désespère, ne gère guère sa fameuse franchise en asséché ou grabataire fonctionnaire, bien qu’octogénaire, que Biden en prenne de la graine, parvient à réserver au cinéphile sans doute lui-même nostalgique, de ce cinéma-là, de sa jeunesse qui ne rejaillira pas, un plan assez superbe pendant lequel la jeune femme démasquée, décoiffée, audacieuse, boiteuse, se retrouve en déroute sur la route, cernée de solitude, de soleil, de silence. Elle vient de se faire jeter, au propre et au figuré, par un conducteur doté d’un cœur, un coursier rempli de respect qui mérite d’être côtoyé, secouru, merci à sa snipeuse terreuse, avatar de Lazare surgi au ralenti, à défaut de pouvoir être sauvé, car menotté, remorqué, oblitéré. Elle paraît perdue, prête à repartir en sens inverse, elle expérimente et nous itou la topographie d’Australie, quasi infinie, fertile en films, en couleurs, en horreurs, en films dits d’horreur, cf. Woolf Creek (McLean, 2005). Ce sommet sensoriel et existentiel relativise les cent cinquante minutes de bruit et de vie, de débris et d’envies, représente le rappel du réel, victoire à la Pyrrhus où planent les mânes d’Antonioni (Zabriskie Point, 1970) et d’un décès inaccepté (Valley of Love, Nicloux, 2015). Furiosa n’assiste à aucune épiphanie, celle de la destruction de la société de consommation, celle du fantôme d’un fils à l’approche de parents complices ; elle se tient, se maintient, elle respire, survivante du pire, elle ne trouve point ce qu’elle quête mais obtient ce qui l’excède : le monde tel qu’en lui-même Miller enfin le filme, champ des possibles pour âme unique (et mutique), terrain de jeux souvent dangereux, rarement harmonieux, où la présence humaine, locution à la Houellebecq, procède du massacre et du poème.

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