Le Testament flamand

 Exils # 41 (26/06/2024)

Encadré en boucle bouclée par deux citations de l’Alice de Lewis (souvenir subit de Alice ou la Dernière Fugue, Chabrol, 1977, sa variante féminine, Kristel versus Carrière), la seconde en écho à celle de Poe placée en épigraphe de Fog (Carpenter, 1980), voici bel et bien un ouvrage des seventies, rempli d’arrêts sur image de son âge (souvenir de l’ouverture de La Horde sauvage, Peckinpah, 1969), de zooms arrière et avant de son temps (l’Italie les apprécie), de plans classés en caméra portée, vestiges du « ciné-vérité », de plans (re)mont(r)és en replay, marqueurs d’une temporalité peu portée sur la linéarité (cf. Roeg). Le mélange de lumière blanche et d’éclairages colorés – le dirlo photo Gerry Fisher va ensuite s’occuper des climatiques Monsieur Klein (Losey, 1976), Don Giovanni (Losey, 1979) ou Highlander (Mulcahy, 1986) – évoque idem la gueule de bois (du cinéma) de ces années-là, comme si Sautet soudain virait Bava, la séquence du cabaret, à la bagarre burroughsienne, rime de déprime à celle de L’Œuf du serpent (Bergman, 1977), Vartan versus Ullmann. Quant à Welles, Moby Dick drolatique et mélodramatique, il ressuscite bien sûr le sinistre destin de son célèbre citoyen (Citizen Kane, 1941), Xanadu alors délocalisée du côté de Bruges. Si tout cela ne (vous) suffit pas, apprenez que Malpertuis (Kümel, 1972) dialogue encore à distance et en substance avec Le Choc des Titans (Davis, 1981), en option et en conclusion avec Le Cabinet du docteur Caligari (Wiene, 1920), commence comme du Fassbinder (marin maquillé, Bouquet déjà déguisé en Javert, Les Misérables, Hossein, 1982) ou du Herzog (sur la nef irréelle, revois-tu Nosferatu, fantôme de la nuit, 1974).  

Chez Ingmar, Abel traversait aussi son (maudit, M le maudit) miroir (nazi) à lui, « Juif errant » tout le temps et surtout à l’ultime plan ; chez Harry, Yann semble (ne cesser de) s’éveiller, retour ici à l’amour de Nancy (l’excellente et multiple Susan Hampshire se prend pour Peter Sellers), aussi incestueux que celui de Caligula (Brass, 1979) envers sa sœur, lui-même sombre rêveur, in fine fissuré (cher Usher) par sa folie, retour (à lui et) à la loge de la cireuse Sylvie, puis paraît guéri, tandis que les silhouettes suspectes font défiler du métrage mirage les têtes malhonnêtes, que l’asile de type soixante-dix, introduit via des datées images d’archives (famine au Biafra + Coca-Cola), se (re)transforme fissa en maison de famille et de fous itou. Prisonnier d’un couloir de mouroir, l’anti-héros jeune et beau (blondinet décoloré, après le Perrin marin des Demoiselles de Rochefort, Demy, 1967), romantique et peut-être un peu homo (il succombe en trombe à la nympho Alecto, sensuel transsexuel à des années-lumière de notre médiocre époque « genrée », vengeresse, victimaire), ne trouve pas non plus d’issue à son dédale mental digne de ceux de Savalas (Lisa et le Diable, Bava, 1973) & Nicholson (Shining, 1980). L’univers mortifère évidé de certitude, d’identité, de réalité, présente ainsi une série satirique et mélancolique de mannequins, de pantins, au marionnettiste triste et en sursis, saisi entre la mort et la vie, d’abord alité puis pétrifié, au taxidermiste (occupation explicite) à la Sim, à l’amour impossible, puisqu’il ne peut, tels le soleil et le trépas, Héraclite opine, se fixer au creux des yeux.

Que deviennent donc les dieux si personne (éconduit ou économe) ne croît plus en eux ? L’explorateur échoué, au testament inclément, les rassemble au sein malsain de ce musée dissimulé derrière un « magasin de couleurs » délavé, abandonné, adapté du spécialiste Jean Ray, dont l’enseigne signe par son médiéval patronyme la ruse de l’ersatz de Mabuse infirme, presque échappé de la rêverie mortelle sur le désir (démiurgique) et la vieillesse (funeste) de Une histoire immortelle (Welles, 1968). Les divinités dévaluées, réduites à d’humains oripeaux, à des mots, à des peaux, à un sauvage d’étage et de bas étage (caméo « scotophobe » et à la Ben, Karlson, 1972, de l’espiègle Cassel), à de petits-bourgeois d’entre-soi et d’enfer sartrien, huis clos à la Huis clos, parce qu’ils le valent bien, ne valent rien, comptent et recomptent leur argent de néant, à des morts-vivants aux trousses d’un secourable curé avide de bouffe, il demeure une absence majeure, celle du sens, de l’histoire, de l’Histoire, des individualités, de la société (secrète, désuète), Malpertuis en parangon de « l’ère du soupçon » (Sarraute sans faute), illustrée jusqu’à la nausée outre-Atlantique via le « Nouvel Hollywood », l’odyssée dessillée, désenchantée, domestique, à sa manière exotique, à mettre en parallèle avec l’épopée putréfiée du Convoi de la peur (Friedkin, 1977), autre magnus opus symboliste et blême. Delerue, d’accord, scora des comédies, servit de Broca & Oury, mais il excelle dans le registre tragique, le lyrisme intempestif, la passion d’oraison, alors les notes vives et mortes qui accompagnent le couple en déroute annoncent et rappellent le sentimental requiem de La Femme d’à côté (Truffaut, 1981).

L’estimable cinéaste des Lèvres rouges (1971, que rédigea déjà Jean Ferry, copain « pataphysicien », scénariste à plusieurs reprises pour Christian-Jaque), délivre en définitive une comédie noire au cordial désespoir, un carnaval des âmes (Carnival of Souls, Harvey, 1962) mâtiné d’hédonisme nordiste (ça boit, ça baise, ça mange, ça échange), une sorte de tableau de maître flamand hanté par les (hôtes de la mythologie) hantises du temps. Petit précis de composition et de décomposition aujourd’hui disponible en « director’s cut » relooké, ravivé, de la voix off d’Orson privé, tant pis, Malpertuis amuse et séduit, émeut et refroidit, film de fantasmes et de fantômes (ciné au carré, au cube, à succube), train fantôme qui ne déraille ni ne déconne, traversée des apparences, des jouissances et des souffrances, irrespectueux (le cercueil se casse la gueule, le crucifix brandi se ramollit) et précieux (sa fête triste, active et lucide, stimule, ne se « résigne », terme macronien, tiens). Ce conte de « destin », au loqueteux gamin, aux bocaux de dingo, au charmant marchand amouraché, en papillon sympa empalé, au costard de couloir (bis), se termine sur une pupille (r)approchée, fossilisée : l’image macabre de la voleuse malheureuse de Psychose (Hitchcock, 1960) adresse en filigrane réflexif un clin d’œil de cercueil au spectateur stupéfait – tu verras à son tour, une nuit ou un jour, ton sosie vers toi s’avancer, acte de décès assuré, en somme à la William Wilson, la Faucheuse (Brigitte Lahaie rhabillée selon Fascination, Rollin, 1979) se fichant évidemment de nos héritages, métrages et ramages.     

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