Class(iqu)e tous risques

 Exils # 38 (19/06/2024)


I

L’union des droites, l’union des gauches ? Magie médiocre, coup de baguette malhonnête (in)digne de la Carabosse, simulacre émétique et amnésique, cerné de cynisme, pétri d’opportunisme. Or la réunion existe, sur la scène concertiste. En (re)découvrant du spectacle estampillé vivant, par opposition de bon ton aux conserves serviles, dociles et définitives, disponibles en dur (« support physique ») ou en ligne, tombes sans nombre désormais dotées d’ubiquité, on explore le trésor d’une utopie maintenant et ici, on se délecte, peu select, d’un idéal jamais muséal, on expérimente, de manière immanente et néanmoins transcendante, le respire ensemble, versus « l’élément de langage » et d’outrage du « vivre ensemble », cette tarte à la crème fameuse et infecte, jetée à la face d’un électorat forcément dégueulasse, puisqu’il vote FN & RN, Janus de la haine, depuis voici quatre décennies, par les pharisiens pas seulement parisiens de l’autoproclamé antiracisme, humanisme, démocratisme, moralisme, peu importe à présent l’évident aveuglement (mea culpa d’Ariane Mnouchkine en prime), l’antisémitisme stratégique évacué via une xénophilie féministe (les déclarés coupables de violences conjugales priés de dégager, de ne point se représenter). Tandis que ça défile (front contre l’affront), ça se défrise (inquiétude des économistes), ça marche et ça marchande (quel candidat, quelle circonscription, quelle promesse, quelle scélératesse), la salle, théâtrale ou musicale, d’ancienne chapelle déconsacrée, d’ancien ciné recyclé, grande ou plus petite, s’avère vite calme et tranquille, en dépit parfois d’une poignée d’indiscrets cellulaires, moderne misère (je filme ma famille).

II

À l’écart provisoire de l’alternative de désespoir entre la peste brune et le choléra rouge, du conflit à l’infini, de la guerre des sexes et de la victimisation de saison, des hommes, des femmes, des adolescents et des enfants s’installent (et s’inclinent) sous les applaudissements. Personne ne réclame un patronyme, n’exige un genre à justifier, ni de se positionner selon son pedigree (possible passé, bras blanc ou basané). Chacun prend place, chacun à sa place, en fonction du son, de sa répartition, fi de soumission, aux vents, aux cordes, aux percussions (aux synthés en option). Un type tapant dans un ballon, un modèle d’intelligence et d’intégrité, donc, au salaire obscène, aux amitiés macroniennes, se permet de s’exprimer au sujet des « extrêmes », de sa conditionnelle « fierté » à porter un maillot français, mais les modestes et majeurs musiciens « amateurs », qui par définition aiment la musique, qui en non-professionnels la pratiquent, balèzes à l’aise, se taisent, laissent parler leurs instruments éloquents, chantent ou dansent, toujours nous enchantent, surtout au vu des circonstances. N’en déplaise au téléfilm a priori métaphorique de Fellini (Prova d’orchestra, 1978), pas de mutinerie au programme, de chef d’orchestre dictatorial, de destruction fatale (« féminicide » de harpiste, fichtre) : voilà des gens contents, cela se voit, se sent et s’entend, des individualités conservées au service d’une stimulante unité, une poétique emplie de politique (certes au sens grec de la Cité, espace éthique et esthétique).

III

Face à la « famille du cinéma français », fielleuse et incestueuse, autarcique et délatrice (la revêche Judith Godrèche, actrice anecdotique réinventée dans le rôle de sa vie, se désole et se scandalise de la dissolution de sa maccarthyste commission, suite bien sûr à celle de l’Assemblée nationale, « coup de poignard » collatéral), ces rassemblements démunis de dommages ne ressemblent aux psychodrames des tournages, même si la mise en abyme d’Yves Robert au pupitre (Le Grand Blond avec une chaussure noire, 1972) met en scène et en parallèle les attributions et les directions (to conduct et to direct, ainsi disent-ils outre-Atlantique). Malgré le mélodrame (au sens étymologique et cinématographique du terme) de L’Homme qui en savait trop (Hitchcock, 1956), où Bernard Herrmann lui-même dirige la cantate d’origine, nuageuse et agitée, à l’enfant idem en danger, de l’Australien Arthur Benjamin, où le cri humide de la déterminée Doris Day, avant celui de la « scream queen » Janet Leigh (Psychose, 1960), rend incertain le silencieux assassin, point d’attentat ces soirs-là, de cymbales létales. Pas davantage de mirage d’un homme de ménage (Le Concert, Mihaileanu, 2009), communisme sibérien, Mélanie Laurent soliste soutien. La musique classée classique, écoutée en concert et « master class » ou bien ballet, ranime les notes pas mortes, plutôt qu’elle n’invite en douceur à du révisionnisme rédempteur. Quant à la supposée « musicothérapie », par exemple l’espiègle Mozart pour apaiser, soigner cet obsédé de James Stewart (Sueurs froides, Hitchcock, 1958), elle relève du dévoiement, du discutable calmant, sinon de la contre-indication (Alban Berg vous énerve ? La mélomanie comme maladie ?).

IV

Unité assortie d’unicité : chaque fois une première fois, y compris les rappels, puisque la production ne s’apparente à la reproduction, toutes les représentations différentes, différenciées suivant des nuances (d’exécution, de réception) des précédentes et des suivantes. Incarnée, (in)sonorisée, revoilà « l’aura » de Walter Benjamin, en somme un défi économe aux sérigraphies de Warhol (encore un collectionneur de conserves). L’instant présent accepte l’accident, peut-être l’appelle, fuit le perfectionnisme de control freak à la Kubrick, remarquable et remarqué utilisateur notoire de ce répertoire. Un corps en désaccord avec un accord, un tempo lent ou rapide un peu trop, ne suscitent la vindicte ni la « bienveillance », slogan lénifiant d’une France en souffrance, conduisent à une discrète délivrance, à l’abri des impératifs capitalistes (et pornographiques) du formatage et de la performance. Ils congédient, Dieu merci, l’oncologie de l’idéologie et l’automatisme stérile des androïdes du storytelling, actuel, culturel et pluriel (Cocteau qualifiait de droite le fait de préférer le singulier au pluriel). Sur scène, en solo, entouré, exposition altruiste et non exhibition narcissique, on se fiche en définitive des affiches, a fortiori électorales, des silhouettes simplettes et suspectes, du manichéisme et du militantisme. Or hier à la radio, retransmission d’Euro, des commentateurs en duo, crétins et chauvins, s’époumonaient en lamento, à propos d’arbitre inique (Mocky ricane) et du nez cassé d’un capitaine d’opérette.

V

Ce pain et ces jeux dispendieux, incapables d’être victorieux (but marqué contre son camp, de la Libération à crampons le presque équivalent) ; ce nationalisme estimé inoffensif et fédérateur, ah le bonheur en chœur des jours meilleurs, d’un pays à la parade « black-blanc-beur » ; ces préliminaires de bar et de bière de l’orgie olympique (Perec rouspète), l’écolo Anne Hidalgo promet  de se jeter à l’eau, de singer bientôt Bérénice Bejo, sur Netflix et dans Mad Movies (cocardier feuilleton publirédactionnel) la scientifique sirène du semble-t-il très risible Sous la Seine (Gens, 2024), « triste » que « les jeunes ne réfléchissent plus » et « s’engouffrent dans les extrêmes », amen (la sociologie jolie ausculte le « complexe rural » des agriculteurs électeurs du Rassemblement viral), on les laisse à ceux qu’ils intéressent, on opte pour une autre concorde, une beauté disponible sans être prostituée, une harmonie à la désarmante gratuité, dont se dégage une communicative gaieté (préciosité hors de prix du don, de l’abandon). On raconte que l’orchestre du Titanic, référence récurrente d’observateurs de notre vie politique, continuait à s’exécuter pendant la plongée, que des morceaux amers, très cher Richard Wagner, à Auschwitz résonnèrent (transposition dans le camp quasi de concentration de Sécession du Bon, la Brute et le Truand, Leone, 1966). De tout temps l’espèce danse sur un volcan, se divertit à valeureux ou vil prix, cf. la fréquentation des salles au cours de l’Occupation, ne s’ennuie oh oui aux noces d’Éros & Thanatos, cf. le fantasme de l’infirmière. La « musique classique » ne se soucie de ceci, lyrisme de solipsisme, intimité de collectivité. Et elle survivra aux résultats, au ciné qui ne sait comment la filmer.   

Coda

Et elle survécut déjà à la Shoah, morale musicale du multiprimé Le Pianiste (Polanski, 2002), où Chopin, interprété par l’invisible récidiviste Janusz Olejniczak (La Note bleue, Żuławski, 1991), accompagnait l’incroyable et véritable destin d’un Juif et d’un Aryen. Plus de vingt années après, la critique franco-française crucifie avec un œcuménisme suspect l’ultime titre sorti en catimini d’un paria vilipendé, hormis trois défenseures à contre-courant, nommées Sabine Prokhoris (Qui a peur de Roman Polanski ?), Catherine Deneuve & Fanny Ardant. En terre de Molière & Voltaire, on cadenasse et fracasse The Palace (2024), on place en détention des mineurs soupçonnés d’agression et de « viol en réunion », commis sur une gamine en raison de sa religion. « La musique adoucit les mœurs », n’abolit les horreurs…      

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