L’Odysseydou

 Exils # 17 (29/01/2024)


Voici la vie dure du pourtant prénommé Seydou. Commencé sur un sommeil malmené, à cause d’une sœurette guillerette à la perruque suspecte, de ses amies en chorale bancale réunies, l’ultime film du réalisateur des recommandables Gomorra (2008) et Dogman (2018), du dispensable a priori Reality (2012) se termine sur un plan presque poignant, visage souriant et larmoyant du capitaine d’opérette, repéré en pleine mer, surplombé par un sécuritaire hélicoptère, accord de contraires à la John Woo itou. Du rêve au réel, le prix à payer s’avère vite élevé, traversée du désert mortuaire et suspension en vraie-fausse prison incluses, comme si le Leone du Bon, la Brute et le Truand (1966) croisait la (dé)route du Pasolini de Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976). « Naïf » adolescent de seize ans, dixit sa maman se démaquillant, de tout son cœur le recadrant, notre Candide du Sénégal ne songe qu’à se faire la malle, histoire d’aider la précitée, en sus de devenir une star, à laquelle les Blancs demanderont des autographes, le rassure et le stimule Moussa, meilleur ami et Méphisto mis de côté, au fric au creux du cul planqué, à la guibolle bien amochée. Conte documenté, opus picaresque, Moi capitaine relève du récit initiatique, de la linéaire chronique, d’une trajectoire de désir dédoublé semée de désespoir, de solidarité. Durant son odyssée dessillée vers la gloire à la dimension de solaire cauchemar, ponctuée d’une paire de scènes oniriques placées sous le signe de la féminité, de la légèreté, du vol en symbole de liberté, de songe messager, Seydou découvre donc les conditions d’exploitation d’un exil volontaire, hélas ordinaire, éloigné mais toujours près, surtout en pensée, de sa lucide mère. Orphelin jamais mesquin, attiré par le miroir aux alouettes européen, un énervé réparateur de téléviseurs lui fait peur, rime sémantique au Brian O’Blivion de Vidéodrome (Cronenberg, 1983), méfie-toi des images, des mirages, des oasis et des esquifs. Terrifié par une torture programmée, à défaut de numéro familial à appeler, il devra son salut à un homme mûr, paternelle figure, accessoirement constructeur de mosaïque + fontaine pour calife à lunettes. En Afrique puis en Lybie encore plus qu’ailleurs et ici domine un capitalisme sans merci, la traite des êtres tel un marché aux esclaves relooké, redoutable, couple de types à prix réduit, ça te dit ?

Le délinquant désarmant de Loach (Sweet Sixteen, 2002) et le mec en barque au tigre numérique d’Ang Lee (L’Odyssée de Pi, 2012) peuvent aller se rhabiller, Seydou en survêt Adidas en droiture les dépasse, en dépassement immanent des adultes atrocités. Il en faut de la foi, en soi, en Moussa, pas en un dieu étonnamment absent, à part le voile coloré des groupies jolies, pour survivre à tout cela, ensuite endosser la lourde responsabilité de mener à bon port de cosmopolites compatriotes partageant le même mauvais sort. À la fois altruiste et narcissique, le gentil projet puéril et insensé du début devient ainsi, in extremis, démuni de malice, une expérience improvisée, une littérale, au gouvernail, prise en main de plusieurs destins, passage (de l’âge) de l’individuel au collectif (l’affiche hexagonale explicite paraît mélanger celles de L’Abbé Pierre : Une vie de combats, Tellier, 2023 et de The Green Inferno, Roth, 2013), de l’égoïsme à l’héroïsme, sur une nocturne Méditerranée illuminée par des plates-formes confondues avec de siciliennes cités. Les génériques défilent sur une carte d’abord vide et in fine lisible, toutefois Seydou se dirige à la boussole, ne va de traviole, flanqué de l’ami surpris, secoué, à Tripoli retrouvé, en Italie à hospitaliser, d’une femme enceinte à soigner, de passagers attroupés à calmer. Davantage increvable que les crétins en collants du moralisme selon Marvel, le « migrant » méritant se transforme fissa et illico en humain et tout-terrain super-héros, sauveur au lieu de chanteur, fil rouge et fil d’Ariane d’un périple peuplé d’esquisses adversaires ou complices, mention spéciale au sorcier cracheur, quel malheur, porté sur la musulmane prière de cimetière, au flic ripou d’autocar traquenard, donnez-moi cinquante dollars et à vous la frontière du Niger. Primé à Venise à deux reprises et divisant la française critique, présenté au Vatican, vous m’en direz tant, Moi capitaine possède à côté de quelques qualités d’évidents défauts, cristallisés dans sa troisième partie au bord du calme plat et de l’ennui, tandis que la première, d’exposition en situation, opte pour la rapidité au risque du folklore, cf. la festive séquence de danse. Ni Requiem pour un massacre (Klimov, 1985) ni Midnight Express (Parker, 1978), ceci séduit par sa douceur en steadicam et drones, en fondus enchaînés à satiété, musiques parfois mélancoliques tout sauf dépressives.

Garrone semble si épris de son voyageur au bout de l’horreur rempli de candeur qu’il n’hésite une seconde à lui donner une seconde chance, voire une troisième, une quatrième, on ne compte quand on aime, qu’il ressuscite recta Moussa et désamorce le moindre ou majeur danger. Ce traitement disons hollywoodien de tracer un itinéraire autant balisé qu’incertain, énigmatique et médiatique, opaque et patraque, pourrait irriter, réduire l’apparent, éprouvant chemin de croix à une promenade de santé téléguidée, au cynisme au fond inoffensif. Cependant la sincérité du regard, l’implication de l’acteur principal, au prénom homonyme, l’idée de donner à voir et à entendre, en wolof à haute dose, une perspective alternative à celle compatissante et complaisante de la presse européenne, renversement assumé, sans manichéisme, militantisme, provoquent l’acuité plutôt permanente du spectateur, cèdent aux pseudo-spécialistes autoproclamés la dénonciation de saison et la culpabilisation à la con. La fin ouverte laissera certes un brin certains sur leur faim, évite d’aborder la question inconfortable de l’accueil, de la prise en charge, de l’intégration, sinon de la désintégration, façon Faucon ou non (La Désintégration, 2011). Faut-il faire en résumé le procès d’un film imparfait, un peu superficiel et très consensuel, au profit d’un film idéal, plus rugueux, moins heureux, plus accidenté, moins soigné (lumière léchée de Paolo Carnera, jadis aussi le dirlo photo de Il grande cocomero, Archibugi, 1993), de surcroît pourquoi pas réalisé par l’un des anonymes et innombrables intéressés ? Puisque les petits juges pullulent, pas seulement en matière de grand écran, on s’en gardera cette fois, on soulignera l’émouvante et modeste majesté d’étreintes masculines, d’une pietà inversée, ensablée, le portrait appréciable et apprécié d’une amitié porteuse de péril et du sens de vivre. Si le récent et guère clivant The Survival of Kindness (de Heer, 2023) assommait en (dé)raison de son symbolisme scolaire, son dualisme stérile, sa monotonie de lamento, Moi capitaine, virgule et majuscule optionnelles, carbure à l’élan, droit devant, aux abysses du mystère préfère la tendresse des sourires et des gestes, la résistance face à la souffrance. Ni Homère ni Rossellini, l’amico Matteo filme en définitive, avec une indiscutable empathie, un martyr laïc délesté de nostalgie, un gamin de demain et d’aujourd’hui trop tôt grandi, un aventurier abandonné, pas damné, aux prises avec l’antique et mythique épopée, la cruelle et conflictuelle actualité.             

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