Le Paradis du poulet frit

 Exils # 15 (15/01/2024)

Façon La Modification, tel le type de L’Exorciste (bien nommé Friedkin, 1973), vous levez la tête vers la porte-fenêtre du KFC déserté. Une fois franchies les tables, nul ne s’y installe car à l’extérieur, vous tirez la rétive porte d’entrée, enseigne ouverte ce vendredi jusqu’à vingt-trois heures. Dès le hall, ça sent l’huile, derrière le comptoir, moins qu’un autre soir, ça s’active en cuisine. Vos doigts se réchauffent du froid, pianotent sur l’une des quatre bornes, où tournent en boucle les publicités spécialisées, apparaissent les produits à commander. Vous optez pour le menu le plus modique, burger de tenders, cheddar fondu, salade + sauce ketchup et ranch, quelle chance, auquel vous ajoutez une barquette de frites en quartiers, elles-mêmes accompagnées de bacon et sauce raclette, chouette, soda sombre en boisson, glace au caramel en dessert. Au rez-de-chaussée, le personnel épelle à la chaîne les numéros enregistrés, en train d’être traités, tandis que des couverts en bois, des serviettes en papier, du gel d’hygiène et des livrets d’activités demeurent à votre disposition. On vous souhaite bon appétit, sinon bonne soirée, alors à l’étage vous montez, muni de votre plateau léger. Des spots déconnent, stroboscopie jolie, à déconseiller aux clients souffrant d’épilepsie. La salle aux sièges rouges, chaises beiges et noires, abrite des tables individuelles, une double banquette, la première circulaire, la seconde contre un mur. Sur ceux-ci, des affiches retracent le storytelling de la marque, portraits a priori historiques du colonel d’opérette à lunettes et barbichette, une mosaïque de photographies touristiques épingle la ville de province. Au fond, sur un écran assez grand, défilent des clips itératifs du personnage précité, de figurants en voiture censés s’amuser, voire se régaler. Des haut-parleurs diffusent une camelote pseudo-musicale de malheur, au sol, parfois, ça colle. Voici, souvent, de petits groupes d’adolescents, des étrangers agités ou discrets, des familles d’ici, plus une poignée d’hommes en solo, davantage âgés. Puisqu’à la sociologie vous préférez la philosophie, surtout celle de Nietzsche, que venez-vous faire au sein un brin malsain de cet inoffensif enfer ? Vous (re)mettre au chaud, manger de la malbouffe illico, consulter vos textos ?

Sans doute, pas seulement, il vous arrive aussi d’y lire, pas encore d’y écrire. Le volume sonore peut certes sembler fort mais ne gêne jamais, contrairement aux désagréments causés par un voisinage emmerdant, meublé loué à plafond haut en chambre d’écho, parasite social du dessus dans la sournoiserie et le déni. S’il ne saurait bien sûr posséder l’arôme ni la texture de celui offert par votre voisine favorite, le chocolat chaud coûte donc deux euros, ceci le rend supportable, voire profitable (évitez vite le café noisetté, creuset de gobelet, surprise insipide). Vous vous en souvenez, selon Interventions, Houellebecq visitait jadis un salon classé X, candide, intrépide, désabusé, désespéré. On ressent au royaume méthodique et symbolique du poulet frit, paraît-il en provenance du Kentucky, une sensation similaire d’étrangeté familière, d’absurdité assurée. En écho à son concurrent aux arcades et au clown, de quoi vous couper l’appétit, voui, ce désarmant soi-disant restaurant encapsule avec exactitude son époque en toc : on sert en souriant et tenue bleutée, disons en CDD, sa mélasse doucement dégueulasse, à base d’esseulement essentiel, d’exclusion existentielle. Le samedi matin au supermarché, vous croisez des consommateurs déjà morts, toujours vivants, mori memento de l’amigo Romero (Zombie, 1978). Au KFC, vous côtoyez une jeunesse (dé)connectée, peu soucieuse de nutrition, d’horizon, de révolution. Il ne s’agit de gémir, de juger, de rejouer jusqu’à la nausée la guéguerre des générations. Il s’agit, lucide, de saisir où vous mettez les pieds, où vous vous asseyez, d’habitude face à une fenêtre, avec vue sur un exotique resto, dans l’angle droit d’une caméra de vidéo-surveillance qui cadre presque toute la salle. Une fois fini votre repas sympa, dosettes de mayonnaise offertes, vous déposerez les emballages (hors) d’usage puis le plateau à l’endroit adéquat, vous irez digérer sa lourdeur en marchant au milieu des passants, des rues dégarnies de la nuit. Vous venez en résumé de communier au creux d’une cristallisation de la société de consommation, qui se nourrit d’oubli, respecte le programme, se prête au moderne mélodrame. Ainsi va votre vie, ainsi votre regard vos délicieux déplacements décrit. Dehors sévit la mort, dedans surgit le néant. Quelle main demain saura vous sauver ? Le voulez-vous vraiment, en vérité ? La conscience de l’innocence faisait frémir Clarice (Le Silence des agneaux, Demme, 1991) ; le croustillant cri des poulets frits, seules PETA & Pamela s’en soucient.          

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir