Cela n’est pas du cinéma

 Exils # 14 (10/01/2024)

Autrefois, à Carpentras, on empalait il paraît au parasol un cadavre par l’anus, dixit l’affabulateur Laurent Fabius, mémorable et médiatique « manipulation » mitterrandienne, à base d’antisémitisme et d’antifrontisme. Trente-trois ans plus tard, l’extrême droite européenne – ne parlons pas de celle d’Israël – prospère, prolifère, une « profanation » de sémite cimetière fait figure de provinciale misère, face au massacre du Hamas et sa réplique apocalyptique. Tandis qu’au soleil satanique s’exterminent les meilleurs ennemis, avec un (im)prévisible machiavélisme, une absence de miséricorde forçant le respect sidéré de démocraties occidentales diplomates et pacifiées, encore préoccupées d’immigration, a fortiori d’inflation, d’économie et d’énergie, de climatologie davantage que d’idéologie, de consumérisme, de moralisme, une « SDF » y décède, « féminicide » attribué au froid, cela va de soi. Âgée d’une quarantaine ou d’une soixante d’années, suivant les sources, qui s’en soucie en résumé, surtout pas désormais l‘anonyme intéressée, elle fréquentait au quotidien une association spécialisée, merci de la douche et du café, son personnel se sentant à présent « impuissant » et désolé. Le corps trouvé hier dans la rue, encartonné, dans des couvertures enroulé, scelle ainsi d’un mortel baiser glacé l’orée d’un nouvel an placé sous le signe de l’éternel recommencement, gorgé de guerres entre frères, sudistes ou nordistes, en Palestine, en Russie aussi, fourni en fadasse feuilleton informatif, aux affligeants faits divers et tout sauf drôles crépuscules d’idoles (les procès par procuration Depardieu & Delon). Si tu songeais te réfugier, te réchauffer, parmi la claire obscurité des salles amicales de ciné, déchante, mon ange, puisque leur programmation, depuis six mois disons, donne envie de fuir, voire de vomir. Il faut alors en revenir ou en rester à cette femme frigorifiée, qui refusait de s’abriter au sein peut-être un brin malsain des centres dédiés, d’individuelle liberté ultime exercice, quitte à la payer de façon définitive. Chez le Kubrick ironique de Shining (1980), Nicholson en somme s’égare et le spectateur se marre, se transforme en grotesque bonhomme de neige, comme punition de saison d’un impossible sacrilège. Le Torrance à bout de patience du King d’origine, idem émule d’Abraham et artiste à sec, bien qu’alcoolique, addiction autobiographique, finit au four, Le Pen (le père) put apprécier, purifié par l’explosif foyer d’une chaudière charnière.

Le cinéaste et sa scénariste Diane Johnson, adaptateurs dépréciateurs provoquant la rancœur de l’auteur, préfèrent le faire courir, l’épuiser, l’enliser, le surgeler, le ressusciter, sinon, sorte de décongélation, le réincarner, in extremis, souriant et complice, pièce rapportée de festive et fantomatique photographie (pléonasme) du passé, double épilogue optimiste (Danny survit, contrairement au gamin en auto mis KO de Cujo, à l’alité fiston de Barry Lyndon), de souhait exaucé, de pérennité piégée. L’immortalité des images, mansuétude de mirages, l’inconnue de Carpentras ne la vécut, ne la connaîtra, quelques lignes en ligne, quelques mots à la radio et puis s’en va, voilà voilà. Sic transit le monde malade (sick indeed) d’aujourd’hui, porté sur le pathos et pathétique, vivement victimaire et en sourdine solidaire. La silhouette au sol, lestée d’une obscénité similaire mais moins spectaculaire certes que celle célèbre d’un gosse sur le sable, cristallisation de confortable culpabilité occidentale (bis), constitue donc un plan manquant, un angle mort, locution d’occasion, une ligne de fuite (finale) invisible. Que les belles âmes en déplorent le drame, que les sociologues y lisent un sociétal symbole, que les citoyens émus ou mesquins, chauffés ou enchaînés, lui accordent une seconde d’attention, selon le sillage des digestions de célébration, de la gueule de bois de la grisaille et du travail, la morte mutique, éloquente, demeure un témoignage muet, un affront affirmé, un défi à nous tous lancé, un démenti discret à nos humanistes ou narcissiques singeries autorisées. L’enfantine et fameuse marchande d’allumettes d’Andersen parvenait à s’évader, à s’enflammer, point au propre, au figuré, assomption de déraison et de déréliction, feu d’artifice fatal de merveilleux mélodrame, à la Hana-bi (1997) de Takeshi (Kitano). La modeste sans domicile, occise en plein centre-ville, succomba, je le crois, sans illusions, sans consolation, sans destin, sans lendemain. Terrassée, sens littéral, par l’impitoyable matérialité  de la réalité, elle s’avère cependant, à son corps mort défendant – offert, il indiffère, pas assez protégé, un soir il disparait –, un personnage paradoxal, indéniable et insaisissable, une abstraction d’oraison, l’évidence d’une énigme, qui déborde le cadre, la page, l’anecdote, la camelote, et nous remémore, bien loin des ors, dans un silence assourdissant, notre existentielle solitude, notre essentielle finitude, nos yeux enfin (re)fermés, nos écrans écartés.        

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