Season of the Witch : Ma femme est une sorcière


Une housewife très desperate se perd volontiers au pays de ses songes surnaturels : bienvenue dans le « cauchemar climatisé » de Henry Miller vu par George A. Romero…


Comme l’héroïne de Bashung, Madame Joan Mitchell – notez la ressemblance avec Joni Mitchell, chanteuse folk canadienne (seconde nationalité du cinéaste) et fine observatrice des affres féminins dans la société US des années 70 – rêve, non seulement « De formes oblongues/Et de totems qui la punissent » mais aussi de branches d’arbre égratignant son visage, d’un chenil pour l’accueillir, d’un nouveau-né braillard : l’ouverture solaire et onirique du film reprend la promenade inaugurale de Belle de jour, sans la calèche ni les clochettes (partition électronique de Steven Gorn, spécialisé dans la musique indienne), entre douceur de la lumière et violence du fantasme, réalisme bucolique du cadre et ambiguïté de la représentation. Nous voici projetés dans une psyché particulière, selon le sillage d’illustres pionnières (Juliette des esprits, justement, de Fellini ou Persona de Bergman). Son psy, figure habituelle d’autorité dans l’imagerie étatsunienne, le lui dit : à fuir dans la réalité la vérité, celle-ci revient dans les rêves – mais quelle « vérité », au juste ? Et si ces petits scénarios mentaux, au lieu de transposer son vécu, en révélaient la part cachée, honteuse ? Et si, pour le dire sans ambages, Joan, sorcière sans balai (ménager), n’aspirait qu’à être traitée avec rudesse, à la façon d’une chienne (avec la connotation sexuelle du terme, évidente), en victime consentante ? L’œuvre deviendrait dès lors un beau rêve SM et non un pamphlet de « contrebandier » – pour user du lexique de Scorsese – en faveur de la parité…


Season of the Witch, un film-cerveau, donc ? Assurément, et cette nature le fait se dérober avec habileté à un regard critique réducteur qui ne voudrait y voir qu’une parabole sur la « condition féminine » déguisée sous les oripeaux (sataniques) du genre, malgré les acronymes farceurs de groupes issus des « mouvements pour les droits civiques » (le WITCH de Chicago, par exemple), de même que Les Femmes de Stepford, auquel certains le rattachent à tort, s’éloignait vite de la satire provinciale pour aborder des terreurs autrement métaphysiques. Bien plus féminin que féministe, sa filmographie en témoigne, notamment son quatuor dédié aux morts-vivants, avec leurs protagonistes complexes, loin des Amazones stéréotypées d’hier ou d’aujourd’hui, au cinéma ou dans la vraie vie, Romero dresse avant tout un portrait de femme au bord de la crise de nerfs, Emma Bovary de la périphérie de Pittsburgh bientôt rattrapée par le « principe de réalité », cougar avant l’heure modèle Colette, qui baise l’amant « scolaire » (dans sa double acception) de sa fille ingrate envolée du foyer, en outre pratiquant de la « cigarette qui fait rire » (et pleurer de dépit les ménagères), joue aux cartes avec ses horribles amies, va au supermarché (pas encore assiégé par les clients putréfiés de Zombie), fait du shopping et intrigue un antiquaire dans la grande ville grise sur du Donovan (chanson psychédélique homonyme repris d’ailleurs par Lucas, Van Sant ou Burton) – ennui généralisé, ouaté, comateux, rompu par trois détonations et autant de balles dans le cadavre du pauvre mari, revenu à l’improviste et devenu intrus en sa propre demeure, matérialisation effective et familière des terreurs nocturnes, VRP voulant « battre le cul » de tout le monde et piètre représentant d’une supposée « domination masculine » (la violence objective se borne à une gifle, et les cauchemars de son épouse l’effraient plus qu’elle-même !).


Au royaume de la NRA, les femmes émancipées, naguère pendues dans le Massachussetts, se suicident désormais en voiture, main dans la main (Thelma et Louise) ou se trouvent finalement blanchies de leur crime (accident ?) à main armée. Le final ironique, anticipant celui de Taxi Driver, gynécée-cocktail où une matrone félicite Joan pour sa beauté de cire à la Dorian Gray, préservée en dépit des épreuves – l’éphémère Jan White possède des traits aristocratiques et des yeux intenses en écho à ceux d’Olga Karlatos chez Fulci (Murder Rock) ou de Meg Foster chez Carpenter (Invasion Los Angeles), récemment requise par Rob Zombie pour The Lords of Salem) – s’achève sur un gros plan de son visage-paysage dreyerien, énigme insoluble opposée à toute identification d’une femme, antonionienne ou non. Romero, cinéaste cinéphile et fan des Contes d’Hoffmann adaptés par les Archers (encore une histoire d’automate), fait des clins d’œil, au détour du dialogue, à Rosemary’s Baby et au Lauréat, mais relit surtout ici l’un de ses films de chevet, Répulsion de Polanski, jusque dans la meilleure scène, celle du vrai-faux viol par un individu diaboliquement masqué. Joan laisse à d’autres l’étendard de la cause militante ou la victimisation exemplaire d’une époque, pour nous donner à voir (à écouter, aussi, dans un film à la fois très verbeux et silencieux) le mystère de sa folie, le vide inquiétant de sa petite vie, de ses petits désirs, de ses transgressions de pacotille (le cérémonial sataniste, avec sa mère supérieure impie adepte de la cravache, prête à sourire). À l’instar de Tobe Hopper, Romero n’oublie jamais l’humour (noir), même et surtout dans la pire des situations (cf. Creepshow, hommage attendri à ses BD d’ado).


Tourné « à la maison » et en 16 mm, avec un budget dérisoire de surcroît réduit de moitié, amputé de quarante minutes qui semblent bel et bien perdues, outragé par des rajouts hardcore, explicitement rebaptisé dans la foulée Hungry Wives (with an appetite for diversion, révèle le sous-titre racoleur), contexte contemporain de Gorge profonde oblige, Season of the Witch voit le réalisateur cumuler les postes, au scénario, à la photographie et au montage, tandis que sa première épouse s’occupe de production et qu’il rencontre Christine Forrest, bientôt compagne et mise en valeur à l’écran dans Martin, second volet d’un diptyque brechtien, ironique et tragique consacré aux mœurs banlieusardes et mythiques, traité ailleurs sur ce blog. Les deux titres se terminent dans le gore, comme pour noyer, féconder enfin cette terre vaine dont la réalisateur n’épargne rien au spectateur, ni la laideur assumée des décors, ni l’inculture grotesque du milieu petit-bourgeois (sa lecture se réduit à un manuel inepte, sorte de Sorcellerie pour les nuls, possible pléonasme). Film de chambre, littéralement (tel… L’Exorciste), huis clos étouffant et anémié, le film de Romero, sous sa patine artisanale, sous son aspect paupérisé, se pose aussi en film de classe et en parangon d’indépendance, avec le prix à payer (difficultés financières et aléas de production). Si le grand George, de taille et de talent, plus « excentré » que Cassavetes, autre portraitiste empathique de femmes sous influence, ne s’enrichit pas avec le succès de La Nuit des morts-vivants, il souligne ici la couleur (rouge sang) de l’argent et la terrible vacuité de ce qu’il offre (démonstration à l’identique dans les mélodrames marxistes de Sirk).



Parce qu’il présente une réflexion sur l’individualisme américain liée à la problématique tout autant nationale de la communauté, de la collectivité, Season of the Witch peut encore se lire en parallèle avec Knightriders (les chevaliers mécaniques remplaçant les sorciers) ; parce qu’il sonde le masque social posé sur un gouffre existentiel, on peut le rattacher à Bruiser, American Psycho relu par Romero ; parce qu’il accompagne la traversée du miroir d’un être symboliquement solitaire et handicapé, on peut le relier à Incident de parcours : trois pistes pour mieux saisir ce diamant imparfait, le contextualiser avec cohérence au sein d’une filmographie lucide, cruelle et drolatique, plaçant leur auteur, en compagnie de Carpenter ou De Palma, au rang d’observateur majeur de l’âme malade américaine et des diables banals internationaux. Le palais des glaces domestique fragmente le visage de la « maîtresse de maison », accessoire narcissique et létal lui donnant à contempler sa proche vieillesse, inexorable cauchemar physique, dédoublé pour une femme soumise aux lois de l’apparence « en société » (pas seulement masculine), cependant que le fantastique ne relève plus du culte occulte mais de la fameuse « aliénation sociale » dont Antonioni, toujours lui, se fit l’un des peintres les plus figuratifs. Et Romero, fils de publicitaire, révolutionnaire très urbain, semble attendre à son tour, gentiment, par cette intrusion de la magie noire dans un quotidien a-spirituel, la fin définitive de la magie blanche capitaliste appelée de tous ses vœux, dans sa conclusion « terroriste », par le Baudrillard de La Société de consommation, paru deux ans plus tôt...

Commentaires

  1. Belle synthèse explicative grâce à des connexions cinématographiques judicieuses ,
    "de la magie noire dans un quotidien a-spirituel, la fin définitive de la magie blanche capitaliste appelée de tous ses vœux" jolie formule !
    la fin du modèle via "l'aliénation sociale" est effectivement souvent gore
    Spun - Car Scene Scene in which Ross and Nikki have a nice conversation.
    https://www.youtube.com/watch?v=bMVAEoZE6d0

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    1. Autres outrages de co-voiturage en rage :
      https://www.youtube.com/watch?v=HNj5EZw93lc
      https://www.youtube.com/watch?v=EFRzoMrY_ck
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/12/nous-ne-vieillirons-pas-ensemble-lours_30.html

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