Le Policier : Brève rencontre


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Nadav Lapid.


Après un carton de générique laconique – le titre en hébreu et en anglais, lettres blanches sur fond noir, dualité linguistique et chromatique reprise plus tard par les uniformes et la robe de mariée (celle, aussi, noire comme la nuit ou le deuil, de la révolutionnaire) –, le film s’ouvre sur une route sinueuse dans un paysage désertique, où des hommes en short et lunettes de soleil font du vélo : cette route, sise dans « le plus beau pays du monde » gouverné par « un État abject », ne se trouve pas à Los Angeles et les membres de l’unité spéciale antiterroriste qui la parcourent, un rite parmi plusieurs, ne rêvent pas de faire du cinéma (même s’il succombent volontiers, à l’unisson de leurs adversaires, au narcissisme musclé/armé du miroir), mais Le Policier « suce la roue », comme disent les cyclistes, de Mulholland Drive, lui-même dans le sillage cinéphile et scindé de L’avventura ou Psychose. Pas de petit jeu formaliste ni expérimental, ici : le cinéaste, à l’instar de ses glorieux aînés, adopte cette forme brisée, divisée, pour les mêmes raisons politiques et psychologiques. Il s’agit, principalement, de décrire une schizophrénie, non plus celle d’un couple désuni, d’un propriétaire de motel ou d’une apprentie comédienne, mais, au travers de ses deux protagonistes, celle d’un pays lui-même coupé en deux (Israël, décor biblique et jeune nation, Terre promise et problématique, lieu réel, avec tous ses contrastes sociaux, et espace médiatique autant que mythique pour les survivants de la Shoah).


L’œuvre abonde en binarités figuratives et existentielles, en échos plus ou moins fidèles ou assourdis, en motifs esthétiques et sémantiques sans cesse retravaillés : homme contre femme, jeunesse contre maturité, mort contre naissance, maladie contre vitalité, pauvreté contre luxe, haine contre amour, professionnalisme contre amateurisme, entre autres. Si Antonioni, Hitchcock et Lynch n’oubliaient jamais le contexte économique des aventures individuelles, livrant des films de classe et de milieu souvent satiriques, Nadav Lapid poursuit le sillon avec une plus grande évidence, une surexposition des enjeux, mais sans une once de démonstration didactique. Il donne également à voir cet affrontement interne, ce conflit avec l’ennemi de l’intérieur – « C’est notre guerre » dit Yaron, par téléphone, à ses co-équipiers tandis qu’il roule vers le lieu de la prise d’otages – sous le soleil exactement, celui de l’ouverture, celui, disparu, du dernier acte, logé dans une réserve/cuisine souterraine, abri très métaphorique, celui, surtout, de la césure des deux récits, point de suture des destins, réunion irradiée des trajectoires (« Ces mots m’oppressent la cervelle » confie le dangereux dandy au teint trop pâle à sa blonde scribe impitoyable), quelque part entre Tobe Hooper et Albert Camus en astre du désastre, impossible et ironique foyer des consciences, dont on sait, au moins depuis Héraclite, qu’il ne se peut regarder en face, pareil à la mort.


À la sensualité du monde masculin, gentiment homoérotique et misogyne, de la première partie, se substitue le huis clos en béton du second acte, théâtre (brechtien) des opérations pour un exercice grandeur nature d’une cruauté bien tempérée, mise en scène incontrôlable et vite incontrôlée d’un enlèvement de « milliardaires criminels ». Les filles se crêpent le chignon, presque littéralement, le leader (assez peu) charismatique pose pour la postérité son arme pointée sur la tête du père de la mariée, le second paternel, ancien poète marxiste, tente de prendre la tangente avec son fils avant l’assaut irréversible – ce fragile défenseur des animaux, amoureux éconduit de sa muse armée, classé en menu fretin par le chef du groupe d’intervention, passera finalement à l’acte, son tee-shirt immaculé à présent souillé par le sang du magnat silencieux, abattu à bout portant en pleine tête. Shira peut bien répéter en boucle sa harangue à l’adresse des policiers, qui résonne avec les mêmes mots d’une militante communiste chez le Petri d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, axiome inaudible sur l’oppression et la fraternité partagées par les deux clans, telle une automate angélique (et exterminatrice) aux mains encombrées par le tract, le revolver, le mégaphone, les hommes en noir, équipés de lunettes infrarouges, cette fois, dénouent la crise allegro et manu militari, la salle plongée dans l’obscurité, le rideau de lumière se levant sur les cadavres, les coupables promis à la prison et les félicitations de l’homme d’affaires (« Beau travail », en clin d’œil involontaire à Claire Denis, portraitiste de légionnaires ambigus d’après Herman Melville).


Naguère, sous le masque persan, Montesquieu se demandait comment on pouvait être français ; le lapidaire Navad Lapid s’interroge quant à lui sur l’identité juive et sur son devenir (où vont donc tous ces hommes sportifs en bicyclette, sinon droit dans le mur, et pas seulement celui des Lamentations). Son questionnement procède d’une très grande maîtrise, d’une austérité de cinéaste sous influence visiblement bressonienne, par le style et le sujet (ces révolutionnaires dérisoires, terroristes terrorisés, rappellent leurs homologues du Diable probablement, mais nimbés d’humour noir, tandis que le martyre de cette sainte laïque évoque, un peu, le suicide virginal de Mouchette, dans sa robe/suaire au bord de l’eau). Plus tendu que Rabies (itou commenté sur notre blog), moins choral que Hatufim, Le Policier cartographie à son tour un territoire dont les jeunes ressortissants s’entre-tuent avec une efficacité forçant le respect (international) et entretiennent une paranoïa mortelle les dispensant d’une hostilité voisine (les Palestiniens se voient relégués au hors-champ d’une bavure passée, réglée avec cynisme grâce au cancer de l’un des flics) – nul besoin d’un Arabe quand les Juifs, en miroir, se déchirent entre eux, le dégoût de soi (« Ce sont des porcs » déclare Shira à propos de ses parents) encore plus jouissif, dans sa noire énergie, que la haine des autres, bien qu’un conducteur basané du Nord, sur le ton de la plaisanterie, puisse risquer sa vie à se mal garer (en réponse sonore à cette menace joviale, un policier trouvera la mort dans son véhicule, assassiné d’une seule détonation par des ombres nocturnes surgies du sol). 


Chaque plan possède une économie et une puissance certes apparentées au maître français, mais pas seulement : son duo d’autistes ne déparerait pas la galerie des « modèles » et le film se passe très bien de « bande originale » (à peine quelques cordes plaintives après le meurtre) : on y entend par contre quelques chansons, drolatiques (la toute première, consacrée à une fille de village « qui ne connaissait pas le soleil », exécutée par le policier avec une chorégraphie agressive tout droit sortie d’un Moretti ; « Les Israéliennes sur Mars ») ou mélancoliques, notamment lors de l’épisode du cimetière cerné de tours en construction, belle synthèse visuelle et sensorielle (le voile opaque des nuages sur les visages alignés) des problématiques abstraites enracinées dans un cinéma davantage réaliste que documentaire, plus proche de la prose que de la poésie (Nathanaël décrit ainsi le tract idéal). Les surcadrages emprisonnent et séparent les rebelles, les plans d’ensemble unissent et enchaînent les surmâles (Jarry plutôt que Nietzsche). Le réalisateur ne nourrit aucune illusion envers sa pauvre petite fille riche tricotant sur son ordinateur portable sa haine publicitaire (« On dirait un slogan », lui reproche un comparse) dans un salon de parvenu, pas plus qu’il ne rend iconique sa bande de flics (et de maris) à la Cassavetes bien plus qu’à la Robert Aldrich ; au contraire, il révèle la part violente d’aliénation propre à chacun et chacune, la naïveté des motivations, œdipiennes ou sentimentales, la présence/absence des pères et des mères (Era Lapid, la monteuse, donna le jour – et le cinéma en héritage – à Nadav !), les impasses du désir (Yaron et la serveuse mineure, Shira et ses baisers désespérés à un inconnu). Cette lutte fratricide et intestine excède bien sûr son cadre géographique, et le spectateur « étranger » pourra aisément tirer la leçon prophylactique d’un film qui se refuse d’en donner : toujours se méfier, à mesure égale, des pragmatiques sans recul et des idéalistes sans vision, toujours se défier des gardiens de l’ordre trop zélés ou des apologistes convenus du désordre, toujours chercher l’homme blessé, fragile, sous l’uniforme, ou la femme seule, fertile, sous la nudité.


Inconfortable pour certains parce que ne prenant jamais parti, plaçant le spectateur face à un dispositif antagoniste mais tout sauf manichéen, Le Policier reprend à sa façon la morale amère de Leone énoncée dans Il était une fois la révolution, ce truisme que les révoltes, avec ou sans effusions de sang terroristes, ne se fomentent souvent qu’au sein des classes bourgeoises, le peuple, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, bien trop occupé à simplement survivre, ne disposant guère d’assez de temps et de salive dialectique pour faire advenir les « lendemains qui chantent ». En mai 68, Pasolini, scandaleux même en réactionnaire, préférait déjà les CRS (et leurs matraques, diront les mauvais esprits) en tant que fils d’ouvriers aux révolutionnaires germanopratins désertant leurs bancs universitaires pour goûter (ou faire goûter) du pavé à ceux dont ils s’arrogeaient le droit de parole et de représentation. Entre révolution bourgeoise (pléonasme) et fascisme soft (ou pas, puisqu’il peut causer la mort d’enfants), entre Terminator et Antigone, entre violence étatique ou idéologique, Lapid ne choisit pas, et nous non plus. Mais son film, presque miraculeusement, s’achève sur un frémissant début, sur l’épiphanie d’une troisième voie enfin libérée des blocs/chocs dualistes : dans le silence d’après la riposte, les autres personnages quittant la scène et le champ, Yaron et Shira se rencontrent enfin, le temps d’un regard, d’une bouche tremblante ou entrouverte de surprise.


Leur histoire commune reste à écrire, à filmer, son énigme – un sourire tiendrait lieu de promesse et transformerait l’épilogue en happy end – féconde rejoint deux autres questions ouvertes, sans résolution et cependant fondamentales (Nili accouchera-telle sans problème ? Ariel guérira-t-il de sa tumeur ?). Avec cette coda judicieusement placée sous le signe bénéfique du trois, Nadav Lapid, en douceur et avec subtilité, ébauche une zone pacifiée, non plus témoin d’une perte douloureuse et signifiante (les larmes rédemptrices de Quinn à la fin de La strada) mais espoir de relations humaines et vraies, débarrassées de toutes les panoplies, doxas, fanatismes si rassurants : les deux faces de la même médaille se regardent droit dans les yeux, exploit impensable et union spéculaire qui semble répondre à un mystérieux appel. Dans la société du spectacle, le terrorisme se doit de supplanter la fiction du réel, par un excès de réalité, en reprise ironique des fictions cinématographiques, répétitions fantasmées et symboles d’une grande envie de destruction de l’ordre injuste des choses : en tout spectateur de film catastrophe gît un Kirilov, ainsi que dans chaque roman (ou presque) de William S. Burroughs se déroule une scène libératrice de saccage (on pense à la scène des punks dégradant l’automobile de Shira, sidérée/ravie) – cela, Baudrillard l’analysa dans un article du Monde mémorable, brillant et controversé. Dans Le Policier, la fiction rejoint le fait divers (de vraies manifestions alternatives, plutôt qu’altermondialistes) et la chimère révolutionnaire vient s’aboucher au corps trop fier de la réalité documentée (le point de vue, pour citer Vigo) : de ces noces inattendues émerge non pas une résolution politique – qui peut croire encore que les films changent le monde, se demandait tristement Tarkovski – mais une réalisation (dans la double acception du terme) cinématographique, n’existant que par l’éclat d’une œuvre singulière et collective, remarquablement portée par Yiftach Klein et Yaara Pelzig (associés au reste de la distribution) et saisie dans sa séduisante transparence « objective » par Shai Goldman. Le cinéma, art individuel et communautaire (mais pas communautariste) apparaît in fine comme une possible utopie, une enclave de raison, de rythme et de beauté, parmi les ruines couchées ou encore debout des mythologies consuméristes ou nihilistes – ce qui en fait, dans son humilité superbe (orgueil et esthétique, donc), bien plus qu’un film politique réussi sur Israël, un grand film de cinéma sur notre façon de vivre et de filmer le monde au présent.

                                       

Commentaires

  1. Beau texte et bel éclairage cinématographique.
    https://www.lemonde.fr/cinema/article/2007/05/15/pourquoi-israel-la-diversite-juive-vue-par-lanzmann_910273_3476.html

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    1. https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/05/la-perm-gotta-have-heart-pedale-douce.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/08/mon-fils-outsiders.html

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    2. "Nadav Lapid, libre et debout, Le cinéaste israélien Nadav Lapid nous parle de son quatrième long-métrage, son adieu à Israël. "Le Genou d'Ahed" (2021) un combat enragé et déroutant des politiques répressives de son pays, qui questionne la puissance des mots et propulse en avant leur capacité à dire l'urgente vérité."
      https://www.youtube.com/watch?v=85i81CSbguk

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    3. https://www.youtube.com/watch?v=r5riFWJcXog
      https://www.youtube.com/watch?v=8a-Fqs6zTJI&t=6s

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    4. La réalité est bien autre chose que ce qu'un film peut tenter d'en retranscrire, je connais un de ces hommes en mission au Mali, au physique il pourrait faire du cinéma, même goût de lecture en commun malgré la grande différence d'âge, de sa vie on pourrait écrire si...
      dans l'ensemble, engagé par passion, et très désabusé des ordres et contre-ordres quasi délirants sur le terrain des opérations, quant à l'éthique, on repassera...
      https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/mon-legionnaire-larmee-dans-la-peau-1352245


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