La dolce vita : Au hasard Balthazar


Via Veneto, l’envie vous vient de vomir votre vie…


En 1960, le cinéma dit moderne naît avec trois films : La dolce vita, L’avventura, Psychose (double accessit pour À bout de souffle et Le Masque du démon, brillants exercices de style galvanisant deux genres séculaires – le polar et l’horreur – par leur inscription dans l’air du temps et l’ironie méta). Pour l’instant, évoquons brièvement ici, à la façon dune cérémonie secrète, le chef-d’œuvre au titre antinomique de Federico Fellini, œuvre ouverte et mystérieuse irréductible à tous ses commentaires savants, ses lectures innombrables.


Dans cette chronique d’une mort annoncée (la sienne, la nôtre, celle du cinéma et de la société occidentale), nous suivons durant trois heures, escortés/guidés par une caméra suprême, gracieuse et cruelle, l’errance romaine, nocturne et solaire, du « journaliste » Marcello Rubini (incarné avec brio par Marcello Mastroianni, l’identité du prénom en reflet existentiel, comme pour le James Ballard du Crash de Cronenberg, film-jumeau sur la douceur de mourir), spécialisé dans ce qui ne portait pas encore l’horrible nom de presse people. Parcourant les différents cercles de son enfer national et privé – Pasolini, co-scénariste, relira bien plus tard la Divine Comédie de Dante à l’éprouvante et sardonique lumière sadienne et fasciste avec Salò ou les 120 Journées de Sodome, portrait davantage désespéré, si possible, de l’Italie consumériste des « années de plomb » et de l’Europe d’alors/d’aujourd’hui –, cet étranger au monde et surtout à lui-même croise, dans le désordre de sa vie dissolue, rigoureusement structuré par l’œuvre sous ses abords a-narratifs et improvisés, une faune joviale, idéale, fatale, où se détachent une épouse délaissée, une maîtresse jamais conquise, des bourgeois partouzards, un philosophe infanticide, une femme-fontaine aux allures de louve nordique, un père au bord de la crise cardiaque, un mannequin (Nico) et un chanteur de rock (Celentano), une serveuse radieuse et gracieuse (dans l'acception religieuse du terme) ou bien encore des gens du peuple bernés par leur superstition...


Comme Antonioni et Hitchcock, Fellini filme admirablement une disparition : celle du sens (de nos vies), mais sans passer par la métaphore d’une absente ni la césure d’un long métrage coupé en deux. Il donne à voir, à éprouver, la société du spectacle, de la consommation, des plaisirs dérisoires, des illusions perdues, dans laquelle nous évoluons tous depuis plus de cinquante ans (Bryan Forbes dans Les Femmes de Stepford ou George A. Romero dans Zombie démontreront que le village global se révèle aussi supermarché). Le voyage au bout de la nuit de l’âme, débuté par un vol surréaliste du Christ en hélicoptère, s’achève sur une plage nue, coda privilégiée par Kitano pour ses mélodrames violents (Hana-bi, par exemple), avec une dernière chance envolée, échouée sur le sable du désir tel le monstre marin pêché, dont l’œil vitreux annonce ceux de Marion morte au motel ou de HAL suicidé dans son odyssée spatiale : « no future », vraiment, rien que l’éternel retour démoniaque et damné du présent vide et bruyant, royaume des petits veaux, des escrocs, des clowns sinistres, des motards muets, impitoyable envers Ginger et Fred dans l’ombre mythique de leur passé (et d’Anita en Intervista), autant qu’envers le spectateur contemporain amusé, troublé, horrifié, bourreau et victime complice de cet univers documentaire et fantasmé, puritain et par essence pornographique.


Commentaires


  1. Merci pour la lecture de ce beau texte à notes cinématographiques croisées et harmoniques,
    à l'aune de sa musique troublante, stridente, et si bien tourné d'un point de vue hypnotique
    ce résumé de notre pauvre monde en perdition, bizarrement animé d'êtres si désincarnés.
    "Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés ! "
    une réplique extraite du film "Nous nous sommes tant aimé. ”
    https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2010/01/quelques-amis-du-spectacle.html

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    1. Scola chorégraphe, sinon sociologue :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/12/le-bal-france-societe-anonyme.html

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