Cara Claudia

 Exils # 130 (30/09/2025)

 

Les actrices décédées ressuscitent, dans Cartouche (de Broca, 1962) on revoit donc Claudia. « Je m’appelle Vénus, j’ai dix-neuf ans, ni père ni mère mais des amants. On dit que je sais pas causer, mais je danse, je vole, je vis » déclare l’ersatz d’Esmeralda, sinon la demoiselle de Demy, d’abord enchainée, ensuite ligotée, à un poteau, judas Dalio, sorte de sado-maso héroïne à la Gwendoline (Jaeckin, 1984). Le personnage déboule au bout d’une demi-heure de métrage, approximativement le temps que mettait à quitter Psychose (Hitchcock, 1960) une autre voleuse valeureuse, c’est-à-dire Janet Leigh. La voici à nouveau en duo avec Belmondo, après Le Mauvais Chemin (Bolognini, 1961), avant La Scoumoune (Giovanni, 1972), clin d’œil complice compris et romance hors caméra incluse. « J’ai de grandes vues sur toi » lui dit-il, Franco Cristaldi aussi, pardi. Pas encore aristocrate de Polignac (La Révolution française : Les Années lumière, Enrico, 1989, Boulanger bis), elle danse au son bienvenu de la harpe de Delerue, scène en tandem avec celle du bal bancal de la létale rivale Odile Versois, vrai-faux sosie de sa sœur Marina Vlady, vaincue par un cancer du sein à la cinquantaine, ici décorée de deux grains de beauté, sommet de pommette et de décolleté. La belle Isabelle s’occupe à l’occasion d’une « maison d’éducation », gynécée assailli de jeunes filles en fleurs et nubiles. « Vous hantez chacune de mes heures » lui confesse le joli (roi de) cœur, « homme capable de tout, même de se faire aimer », résume la tutrice lucide, au sujet du séducteur d’église en public. À côté du sadique et concon Gaston, Dominique Bourguignon dispose d’un ennemi intime – lui-même, détrousseur en mode Dickens et soldat façon Barry Lyndon, dérobeur des diamants du « Grand Turc » et déterminé à « terminer » un jeu (amoureux) dangereux.

Entre « faire trembler le royaume » et faire le dilemme d’une dame, il faut choisir, risquer d’en périr, ne se satisfaire de la satiété, « vivre vite et heureux » au lieu de « travailler toute la journée », fraternel aphorisme impératif, au bord d’une rive hédoniste annonciatrice des davantage scandaleuses Valseuses (Blier, 1974). « Je suis sa seule femme » assure Vénus, secoureuse sacrifiée sur l’autel de la jalouse fidélité, puisqu’il s’avère vite que l’on peut « tout perdre pour une idée de femme », un corps et une image munis de charme. Ni maîtresse ni traîtresse, Isabelle sauve d’un salut le compagnon avorton, « qu’il vous doive la vie, c’est le plus beau cadeau des femmes » philosophe l’enrichi doté d’ennui, grâce à double sens, bienfaitrice à matrice, utérus et tombe de lumière et d’ombre. Morte en robe rouge recouverte d’un trésor, cadavre de conte en carrosse d’or, Claudia coule, Renoir roucoule, enterrement d’eau aux flambeaux. La tueuse adroite préférait le carpe diem au musiqué requiem, détentrice le temps d’une réplique explicite de la mélancolie ludique du réalisateur revenu guère guéri de la guerre d’Algérie : « Amuse-toi. Ça empêche de mourir ». Estimable tragi-comédie moins marxiste que réaliste, « ils ne pensent qu’à la vengeance et ils s’étonnent de rester pauvres » en somme, impuissance du ressentiment, où le cinéaste se met en abyme au carré, via une voix (off) revancharde et le patronyme de la persona d’Odile, co-production franco-italienne au succès qui pouvait être décuplé, happy ending en prime, les producteurs le précisent, commande accomplie à la place de l’impasse des indétrônables Trois Mousquetaires, Cartouche se clôt sur un virage vers le mélo, une rage refroidie, « je vais les faire danser », expression en situation, une fin à la fois funèbre et funeste, retour au « bourreau » et à la torture du début. « Et que ça aille vite » invite le veuf vengeur, (con)damné  anonyme, que dissipe la nuit et dissout le fondu au noir.

Escorté de Boulanger, itou dialoguiste du tout premier Angélique (marquise des anges, Borderie, 1964), de l’impeccable Spaak, de Broca claironnait à l’époque, candide et sincère mercenaire, faire « du cinéma fait pour distraire », avoir « été payé pour le faire », revendiquait une intrigue aux protagonistes types, mais au « climat anarchique et parfaitement amoral », qui « évite de sombrer dans la leçon de morale bêtasse », le ciné supposé engagé, de « message » lesté, prié de dégager. « On peut tout faire, dans la vie, sauf une chose : juger. C’est le seul péché » estime à juste titre Dominique, n’en déplaise à notre époque médiocre, à ses puérils et pénibles téléfilms idéologiques et hypocrites. Outre anticiper un chouïa La Gitane (1986) et Chouans ! (1988), Cartouche louche vers le Clouzot du Mystère Picasso (1956), lorsque le prédécesseur de Mandrin, sur un miroir sans tain, signe ses forfaits d’un C inversé. Et la Cardinale, au final ? Rochefort l’affirme, mélomane Bossuet sur la météo symbolique porté : « Nous allons avoir des nuits froides ». En effet les étoiles s’éteignent, tel le soleil, leur éclat déjà daté, dépassé, trépassé, avant d’impacter l’écran, cosmique ou domestique. Cet hiver de l’âme et de l’air, la disparition de l’actrice du Plus Grand Cirque du monde (Hathaway, 1964), Sandra (Visconti, 1965), Les Professionnels (Brooks, 1966) ou Fitzcarraldo (Herzog, 1982), (re)lisez-moi ou pas, le renforce et le confirme, incite à la déprime. Toutefois, au lieu de l’éloge morose, de la nécrophilie, de la nostalgie, du souvenir attristé d’ouvrages ratés (Cherche fiancé tous frais payés, Issermann, 2007 et Un balcon sur la mer, Garcia, 2010), il convient de l’évoquer au présent, de conseiller la lecture de ses modestes mémoires, le visionnage du méconnu et remarquable Lucia et les Gouapes (Squitieri, 1973), de réécouter tout sauf une dernière fois sa singulière voix, en français ou en italien, parce qu’elle le valait bien, de remercier le cinéma, car il permet cela, et de s’écrier, en silence rédigé, en écho à « Vive Cartouche ! », viva Claudia.

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