Demain le chien
Exils # 125 (04/09/2025)
En dépit des a priori, Black Dog (Guan, 2024) n’évoque Mad Max (Miller, 1979) ni Freaks (Browning, 1932), ne ranime Atomik Circus (Poiraud & Poiraud, 2004) ou fait penser à Umberto D. (De Sica, 1952). La comédie dramatique et laconique quasiment démunie de musique dite extra-diégétique, hormis le lyrisme d’une traversée encerclée de canidés, la séquence de l’éclipse au son d’une chanson de Pink Floyd, à laquelle réplique celle du générique, chronique donc une reconstruction en doublon, d’un individu et d’une ville, le premier sort de prison, la seconde attend des usines. Tandis que les hommes ne contrôlent que quelques quartiers, dont un commissariat au personnel presque sympa, plus serviable que fana de la fouille rectale, quoique, car un quidam d’accident emmerde le monde en réclamant son argent, le récent détenu peu loquace et pourtant libéré sur parole se voit vite désapé au poste, les animaux désertent le zoo, même le tigre dit de Mandchourie le quitte in extremis et comme au ralenti, peut-être à regret, occupent les collines, les descendent en bande au bout du panoramique de l’incipit, horde véloce dont la puissance d’étonnement et de renversement, au propre et au figuré, souffre fissa de la mainmise numérique, y perd une partie de la célèbre suspension d’incrédulité, ainsi aussi de sa réalité. Black Dog dispose d’un bestiaire solaire, de l’écrin du désert, d’une cité à moitié fantôme où résonne la voix off du pouvoir politique et de la propagande médiatique en train d’anticiper les jeux olympiques, millésime deux mille huit. La lecture occidentale estime que le cinéaste se place du côté du carcéral, du marginal, des délaissés en petit nombre, des laissés pour compte, part sombre d’un pays au nationalisme et au capitalisme pas uniquement sportifs, obscurité à écarter, symbolique de la couleur du titre, version locale et paraît-il atteinte de rage de l’hexagonal vilain petit canard, déshérence à désherber, misère versus bulldozers.
Pareille perception de critique acquise caractérisait l’accueil de A Touch of Sin (Jia, 2013), à l’auteur et acteur lui-même pourvu de ses propres ambiguïtés, meilleur ennemi du régime acclamé à l’étranger, lequel incarne un protecteur compréhensif, parmi plusieurs figures masculines au final jamais hostiles : un flic point formaliste, un boucher de serpent secouru et revenu de son ressentiment, un Monsieur Chameau au bout du rouleau, un type de chenil admiratif aux courses maousses et last but not least un paternel en partance, alité, à livret, demande murmurée de suicide assisté, précisons au passage la dédicace de l’ouvrage « à mon père » sans doute très cher, que le sous-titrage interprétatif enterre. Idem dédié « à tous ceux qui reprennent la route », double couche après l’épilogue motorisé, au chiot embarqué, au sourire yeux à moitié fermés, puisque vitesse et soleil, plan-séquence d’émancipé, au regard caméra de voiture travelling, Black Dog ne se soucie en vérité de récit satirique, de remise en cause allégorique, de sociologie empirique et de portrait en creux métonymique. Il s’intéresse à la résilience, à la chute et à la remontée, motif physique et psychologique à plusieurs reprises utilisé, réutilisé. Que l’autocar au milieu de nulle part se foute sur le flanc ; que l’acrobate trentenaire et nonobstant pour ses cascades d’antan trop vieux, aveu peu malheureux, se casse la gueule et le reste à cause d’un pont à la con, limites municipales aux allures de seuil infernal et trivial ; qu’on le conduise vers une justice alternative inique et morbide, dont le détournent des aboiements de bon aloi, il s’agit en résumé de se relever, dirait Labro (Tomber sept fois, se relever huit), de réparer, de repartir, de ne céder à l’enlisement, à l’ensablement, aux illusions sentimentales d’une romance annoncée bancale, pas de ménage à trois là-bas, la savoureuse Raisin se casse à l’écart, et fi du réconfort familial, la sœur en situation difficile au bout du fil se défile.
Taiseux à la Persona (Bergman, 1966), notre motard ne démérite, passe du pragmatique, capturer le clebs pour du fric, ersatz drolatique du wanted de western, au mélodramatique, puisque vivre ou revivre revient toujours à perdre ceux que l’on aime, bipèdes ou quadrupèdes. La vitalité, y compris du vide, de l’espace étale, de l’intrigue riquiqui, ne saurait s’arrêter, une femelle pleine de clarté se couche auprès du condamné lévrier, allaite la progéniture telle une preuve muette. Cette illustration cyclique de l’existence, de la mort à la renaissance, transforme Black Dog en feel good movie venu d’Asie, infusé d’une philosophie rétive au défaitisme, davantage éprise d’assentiment, de recommencement, de nouveau départ au-delà du trop tard, que de ressassement désespérant ou complaisant. Chez le remarquable Simak (Demain les chiens), les cabots au coin du feu se racontaient la légende des siècles humaine, s’interrogeaient au sujet d’une espèce disparue, la nôtre, dialogue à seize ans de distance avec les singes dotés de parole et d’esprit de la dystopie homonyme (Planet of the Apes, Schaffner, 1968). Chez Guan, le règne animal demeure opaque à l’instar du minéral, être-là qui peut être attrapé, apprivoisé, vendu ou bienvenu, cependant conserve sa singularité, sinon son humoristique ou épidé(r)mique dangerosité, gaffe à se faire bouffer la fesse, à l’effroi félin de la féminine caresse. Récompensé à Cannes, y compris l’occupant du side-car, Black Dog esquive le voyeurisme du bien nommé Mondo cane (Cavara, Jacopetti, Prosperi, 1962), ne reproduit le pessimisme de Dogman (Garrone, 2018), installe sa métaphore dans un décor précis, du côté de Gobi, contredit la coda de Lawrence d’Arabie (Lean, 1962), paraphe dérisoire et ironique d’un héroïsme dépressif et sali, lui préfère encore en plein air une combativité apaisée, pacifiée, capable de pardon et de rebond.
Certes longuet, certes gentillet, il
séduit à demi, conte exotique et contemplatif sur fond d’humanité rédimée, douée
de solidarité. Au jour d’aujourd’hui, pléonasme favori de l’oubliée Martine
Aubry, à l’heure des défilés russe, chinois et nord-coréen, spectacle au carré,
coin connoté, du bellicisme européen, Black Dog valide l’évasion,
la guérison, l’horizon, au risque du simpliste, du démonstratif, sorte
d’antidote inoffensif et naïf face à l’asile sinistre des gouvernements du
temps.
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