Parle avec lui

 Exils # 63 (02/12/2024)


La leçon d’émancipation se termine par un homicide, un sourire caméra au carré, au visiteur, au spectateur, adressé au-delà de dix années. La femme maquillée, démasquée, se sert enfin du poignard épousé, au propre, au figuré. Sa confession l’affole et l’offense, alors l’immobile mari mutique aussitôt ressuscite, le quasi cadavre cocufié tente de tarir la parole en effet libérée, proclamée, entre quatre murs, en quelques murmures. Le silence assourdissant du déjà gisant, l’intimité formulée de l’infidèlement fidèle moitié, le bégaiement du débutant subissant les mauvais traitements du commandant insultant : le vaudeville réaliste et symbolique de double guerre domestique, familiale et nationale, (re)constitue un triangle de la langue, construit un huis clos de mots, où la dame anonyme, la mère intrépide, passe d’une maison d’intolérance à une seconde dite de tolérance, que tient sa tante, sensuelle conseillère, maquerelle et meurtrière. Davantage qu’au viol tragique et drolatique que lui impose l’éjaculateur précoce, rime magnanime à celui de récit du beau-père pervers, davantage qu’à un délocalisé syndrome de Stockholm, le métrage s’attache à un personnage en train de se dévoiler, là encore au propre et au figuré, de (re)naître à lui-même, de tracer un périlleux parallèle entre ses secrets, ceux du célèbre prophète, tandis que le climax du final actualise l’angoissant dessillement de la sourate citadine, car la vie à nouveau imite l’art, zéro hasard. Syngué sabour : Pierre de patience (2013) ranime ainsi le souvenir et le monologue de La Voix humaine et Parle avec elle (2002), de Johnny Got His Gun (1971) et Eyes Wide Shut (1999). Chez Cocteau, on se désole au téléphone ; chez Almodóvar, une belle au bois dormant hispanique ne prend conscience d’une pénétration très interdite ; chez Trumbo, l’onanisme altruiste se limite à l’assistance médicale ; chez Kubrick, le fantasme figuré se transformait en cauchemar sidéré. Chez le sympathique Atiq, heureux et triste de présenter à un public attentif un item hélas toujours d’actualité, talibans d’antan et de maintenant, le fameux et fallacieux continent noir de la sexualité féminine, au surfait Freud inaccessible, manifeste sa lumière, secoue, éclaire, de surcroît au creux d’une cave, abri pratique et espace psychanalytique.

In extremis, dotée d’une désarmante malice, l’épouse (re)prend le pouvoir, plante la pointe, sinon la plainte, à la place du pénis. Aide-soignante sincère et en colère, adultère aujourd’hui et hier, elle rêve éveillée d’un amour renouvelé, raffermi face au bruit off du conflit. L’auteur et réalisateur s’intéresse dès l’orée à la texture d’un mur, à un rideau décoré d’oiseaux, à de l’eau tremblante l’instant d’un bombardement. La mort, la vie, la folie et la furie, au centre et à la périphérie, la chrysalide esquive ces obstacles, ces outrages, s’accomplit ici, douceur de l’expression persane versus ligne de front lamentable. La pseudo-souillure de la prostitution prémunit la prisonnière volontaire, la complicité n’empêche la lucidité, le Coran reste une ancre au milieu du mauvais temps, à embrasser tel le mal aimant aimé, vite vieilli, soldat d’infortune, de balle amicale dans la nuque, ironie cruelle de défenseur d’honneur maternel. Caresser une chatte ou cracher dedans, faire l’amour ou faire la guerre, assister à des combats de cailles ou se dissimuler à la mitraille – autant d’oppositions en situation, de passés dé/recomposés, d’épisodes impressionnistes qui finissent par tisser une tapisserie de survie. Il convient, petit Européen, d’écouter Shéhérazade à Kaboul jusqu’au bout, de la voir elle aussi risquer sa peau, s’en sortir grâce à des discours d’amour et de désamour, merde et mes règles au mollah que revoilà. Rahimi magnifie son héroïne et son actrice Golshifteh Farahani, interprète exemplaire de phonèmes et de chair, mais il ne sacrifie, Allah merci, à la moindre misandrie, même si le portrait chargé de la masculinité réduite à une minorité manque un brin de subtilité. Comme chez Leone (Il était une fois dans l’Ouest, 1968), la caméra sur grue s’élève au-dessus de la perspective de la ville, le cinéphile passe d’une péripatéticienne de western à une Afghane de féministe mélodrame, pourtant les ponctuations de Max Richter ne rivalisent avec la tension ni le lyrisme de Morricone. Le dirlo photo Thierry Arbogast travailla avec De Palma (Femme fatale, 2002) et l’on retrouve à deux reprises le bifocal objectif adoubé par Brian, visages paysages opposés, rapprochés, que réunit une impossible et optique netteté. Les panoramiques parcourent la pièce, ce pourrait être au lieu d’un film une pièce, on se rappelle idem que le tout autant martial et moins féminin La Bête de guerre (Reynolds, 1988) transposait du théâtre.

Syngué sabour : Pierre de patience raconte en définitive une victoire à la Pyrrhus, une libération acquise sur une tentative de strangulation, donc d’étouffement, celui de l’origine illicite des enfantements, celui d’une femme peu vénale et beaucoup verbale, elle-même s’en inquiète, le reconnaît, s’y reconnaît. Élégante et lente, romanesque et documentée, montée par le vétéran Hervé de Luze dans le sillage de Carnage (Polanski, 2011), la production cosmopolite, concoctée en compagnie du scénariste spécialiste Jean-Claude Carrière, métamorphose un premier effort littéraire en français du Goncourt récompensé, redécore le Maroc, ne se soumet au dolorisme, à l’islamisme. Malgré Massoud, des femmes orientales doivent désormais au sein des cités la boucler, ne pas chanter, en sus se couvrir, cadenasser un corps avec hypocrisie convoité. Combien de temps perdurera leur patience, leur résistance, avant l’éclatement du mal des mâles ? Côté occidental, les amatrices de néologismes – féminicide ne signifie rien en droit qui ne discrimine pas – et les VRP de la victimisation paraissent atteintes de myopie et d’autarcie. Pendant qu’en Iran une jeune fille se déshabille en public et finit à l’asile psychiatrique, qu’un écrivain franco-algérien fait l’objet d’une arrestation et d’une détention à domicile, les meilleurs ennemis PS et LFI ne s’expriment, consentement tacite et stratégique. Voici en définitive une pierre douce-amère : capable de lapider, d’exploser, elle catalyse une catharsis mâtinée de mythologie. Multiple puisque anonyme, parmi deux hommes et non avenir ou amazone, offerte à une fin ouverte, la femme fréquentable s’affranchit du pire, guide le désir, ose rire. Si la liberté demeure fantomatique, Buñuel dixit, le verbe s’incarne, beau tabou en acte.   

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