Éducation en glaise

 Exils # 64 (10/12/2024)


Projeté en VF vintage, pour un petit public enfantin et féminin, Mary Poppins (1964) ressuscite et revient, redescend du ciel avant d’y remonter éternelle. Avouons : votre serviteur s’y présentait sans passion, presque à reculons, n’attendait rien de très bon, ne se souvenait de chansons jadis déjà et aujourd’hui encore à la con. Mais le métrage de Disney & Stevenson mérite mieux que l’amnésie ou la nostalgie. Certes, sa suffragette simplette, vite soumise au déplaisir du mari, rendra furieuses les féministes, tandis que la critique anticapitaliste ne contentera les autoproclamés Insoumis. L’intérêt secret de cette pâtisserie douce-amère à colossal succès réside ailleurs, dans un anarchisme British, une mélancolie assourdie. Le spectateur moqueur ne redoute que la nounou noircie aux grandes dents blanches, aux pieds écartés à cent quatre-vingts degrés, subisse sur les toits, rime chorégraphique à l’urbanisme ethnique de West Side Story (Robbins & Wise, 1961), un gang bang bien évidemment dégradant, ramoneurs d’Andersen égarés chez Dorcel, ni que les deux pence du bazar bancaire ne servent d’obole à un nocher des mânes de Marx. Néanmoins l’immaculée Mary, en robe blanche de (My) Fair Lady, point portée sur le sexe, puisque éprise de monde imaginaire, animé, coloré, délavé, anticipe à sa manière le désordre salutaire de l’ange étrange, catho et coco, fornicateur et révélateur, de Théorème (Pasolini, 1968). Sa mission délestée de divinité, pourvue de poudrier, coquetterie de comédie, consiste à réunir une famille, lui permettre de se retrouver, au propre et au figuré, de se tenir la main, chanter et danser au loin. Sa canette caquette, parapluie pardi, perce ses sentiments pour les enfants, en dépit d’une retenue britannique, pédagogique et mystique. La tristesse de Miss Poppins, nourrice exquise adepte du déni, allez, au lit, à qui ne dire adieu, tant pis, tant mieux, irrigue la scène ultime, victoire à la Pyrrhus d’une visiteuse venteuse, éducatrice émancipée, aussi solitaire en définitive que le forçat Sisyphe. Ni maman par procuration ni putain par omission, l’unique employée au pied levé ne s’explique jamais, clin d’œil au stoïcisme de Churchill – never complain, never explain devise royaliste – et envoie valdinguer des rivales à l’allure redoutable de sombre sorcière de l’Ouest (Le Magicien d’Oz, Fleming, 1939).

Son assistant ? Un grand enfant charmant, Dick Van Dyke doublé par Michel Roux donc Tony Curtis se dédouble, se déguise, homme-orchestre narrateur à regard caméra et vieillard richissime, rempli d’ire, in extremis mort de rire, littéralement dit le très âgé descendant. Le rire invite indeed à la légèreté, cf. la séquence éclairante de thé à l’Alice de Lewis et oncle hilare en lévitation au plafond. Si l’ancêtre vacille, si le Royaume-Uni l’imite, si l’on sent, dès le maintenant de 1910, les prémices de la faillite du colonialisme, si le papounet se fait fissa licencier, balance à l’assemblée de ploutocrates leurs quatre vérités, le retour à l’ordre professionnel et personnel, collectif et intime, rassure les sensibilités, surtout le conservatisme de certains sujets insulaires – n’en déplaise à l’Angleterre en colère des contemporains Young Men homonymes – et du monarque Disney, que le politiquement correct racialisé, genré, sexué, de notre époque médiocre, désormais des items de son label, un comble, doit faire se retourner dans sa tombe. L’inoffensif Mary Poppins pourrait itou se transformer en mélodrame paternel, d’installé paternaliste à la masculinité tourmentée, au milieu des mâles au travail et à domicile de sa marmaille. Impossible cependant de confondre ce Stevenson transparent, voire servile, avec le Comencini de L’Incompris (1966) ou le compatriote Hitchcock, celui de Pas de printemps pour Marnie (1964), qu’évoque des ruelles maritimes moins freudiennes mais en toc idem. Dès le panoramique de l’incipit et du générique, le film impose à la rétine une capitale nocturne, irréelle, en studio, sorte de vivant tableau, à l’intérieur duquel sauter, assis sur son siège, mise en abyme des dessins sur le sol que Mary, du réalisateur alter ego, recommande de ne pas abîmer aux minots – la chasse au renard, tradition locale détestée d’Oscar Wilde, réjouira la SPA. Dorothy parmi la tempête s’assommait aussi sec, se rêvait éveillée sur sa foutue route de brique jaune, avec aux pieds des escarpins écarlates à faire défaillir les fétichistes et les psychiatres. La traversée des apparences et de l’enfance des gamins londoniens ne pratique le spectaculaire, les rapproche de leur père, l’artiste complice et transformiste leur fait un topo illico.

Dickens congédié, en dépit d’une vendeuse de graines près de Saint-Paul, contraste de la misère et du faste façon Notre-Dame, silhouette de la Jane Darwell des Raisins de la colère (Ford, 1940), il reste à regagner le régénéré foyer, chacun à sa place au sein de son espace, morale de classe, sinon de stase, scène remarquable du compatissant policeman, sous le regard de vieux briscard d’un voisin un brin zinzin. Alors qu’Elsa Lanchester – iconique Mary Shelley & fiancée à la mèche argentée (The Bride of Frankenstein, Whale, 1935) – ne s’attarde guère, nurse austère, dont le faciès fait tourner la mayonnaise, je cite la réplique du couple de domestiques, tandem de femmes d’abord en désaccord puis amies et polies, Mary Poppins ferme son sac à malice et cloue le bec à sa lucide bébête. Durant deux heures vingt, voici en résumé un concentré d’anglicité, aux effets spéciaux primés façonnés avec brio, au casting choral impeccable, où l’adorable Julie Andrews, autre point commun avec Hitchcock, cf. Le Rideau déchiré (1966), débutante de ciné oscarisée, n’incarne un soleil central, plutôt un satellite qui catalyse, une Arlésienne promise à de futures merveilles (par exemple Victor Victoria, Edwards, 1982), merci à son cinéaste de mari. Sous les atours domestiques d’une comédie musicale bancale, à laquelle préférer le plus dramatique et romantique La Mélodie du bonheur (Wise, 1965), se (re)découvre ainsi une fable affable sur les rôles sociaux, les comportements comme il faut, les cerfs-volants et les feux d’artifice, amitiés au maestro Kitano (Hana-bi, 1997), la rapacité de l’Empire et la vie à réinventer. Éloigné du navet sucré autant que du manichéisme de didactisme, librement adapté en effet de la romancière Pamela L. Travers, présente tout au long de sa production, Mary Poppins raconte un conte d’antan à contre-courant de notre temps, dont le tribalisme dépressif et revendicatif donne quasi envie de suivre l’héroïne au milieu de son dessin animé, de son dessein bien mené. 

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