La propriété, c’est le fol

 Exils # 51 (23/09/2024)

« Mon rôle de voleur le plus célèbre et l’un des plus réussis » résume de manière laconique l’acteur au cours du bel et anecdotique album photo Belmondo par Belmondo, publié par Fayard en 2016. Il développe un peu dans le non vital Mille vies valent mieux qu’une, même éditeur et millésime, dit qu’il « adore » ce « personnage ténébreux et cynique », se dit « agacé » de l’échec économique et critique, affirme que le film se verra « réhabilité » au fil des années. Alors en lutte contre une presse à potins putain (pléonasme), en raison de sa (longue) liaison avec une certaine Ursula Andress, « tigresse ultra-sportive », je cite mais je ne confirme, au passage présente à la première du Malle, le comédien guère acclamé du Conservatoire tourna déjà Cartouche, ne se soucie pas encore de Mesrine (ni de Céline), va bientôt se viander avec Resnais, puisque l’estimable Stavisky, qu’il produit aussi, conspué par ces messieurs-dames à Cannes et déserté en salles. On lit ailleurs des lignes lucides sur le cher Charles Denner, co-équipier lettré de Peur sur la ville, ici anarchiste amer flingué par un flic illico dans le dos (Monsieur Mélenchon s’émeut). Marx donna l’exemple : afin de critiquer le capitalisme et donc la bourgeoisie, il faut les connaître, sinon en faire partie. Fils de riches, à la jeunesse en liesse, à l’image du cinéaste, contrairement à son ami (il le dit et le redit en dépit de l’affiche trafiquée de Borsalino) Alain Delon, Jean-Paul Belmondo interprète de façon parfaite un orphelin spolié, devenu voleur par vengeance puis accoutumance, détrousseur sans gants, à l’opposé d’Arsène Lupin (celui de Leblanc & Becker) qui en porte et en prend, anti-héros tragique au métier fatidique, point porté sur la politique, car conscient de la violence collective et intime qu’elle implique et pratique.

Exit ainsi le panache de Cartouche, le glamour et l’ambiguïté de l’escroc pseudo-suicidé, le narcissisme et le transformisme du rédacteur incarcéré de L’Instinct de mort. Adapté par l’incontournable Carrière, le roman de Darien devient un casse nocturne expurgé de tout spectaculaire, n’en déplaise au Verneuil du titre homonyme, envasé de souvenirs prêtant plus à pleurer qu’à sourire, traversé par une énergie noire de désespoir, comme si le doute et la déroute de la décennie soixante-dix contredisaient par avance la nouvelle chance de Mai 68, (épi)phénomène mythique pour lequel la star à l’écart en plein exercice de mémoire(s) ne dissimule son absence d’appétence. Un peu incestueux (vite arrive l’œdipe à scandale et en douceur du Souffle au cœur), épris de sa cousine (les contrastes et les clairs-obscurs du dirlo photo ne doivent rien au fameux flou hamiltonien), Georges Randal s’avère un vandale démuni d’idéal, social ou sentimental. « Je fais un sale métier mais j’ai une excuse : je le fais salement » confie en effet en voix off le casseur (double sens) impénitent, qui avoue son vice avant l’épilogue pendant un poignant monologue. Cette accoutumance, cette distance et cette désespérance riment évidemment avec celles de son (im)parfait contemporain dépeint par Melville (et immortalisé par Delon) dans Le Samouraï (encore éclairé par Henri Decaë). A contrario de Costello, Randal ne se suicide pas, pas à l’écran, en tout cas, pourtant ce « vicieux » dépressif à la Sisyphe ne sourit, ne se rase, se reçoit mal sur le trottoir d’automne de la villa qu’il cambriole, prend un train de sombre destin, peut-être prophétique de celui œcuménique, davantage à hommages, d’Au revoir les enfants.

Le stylisé brio d’Ascenseur pour l’échafaud, l’étude de mœurs et de rancœur de Lacombe Lucien, la passion prohibée des Amants et de Fatale, l’hédonisme estival de Milou en mai ne s’invitent dans Le Voleur, opus presque délesté de musique (un thème étique, unique et mélancolique, utilisé à deux reprises, que compose le monteur Henri Lanoë), voyage (au bout de la nuit, littéralement) mental immobile (détour par une Belgique baudelairienne avec l’industriel paternaliste et hypocrite, à dépouiller durant son sommeil de gras mari) en vérité plus enténébré que la séduisante errance de film noir francisé suivant Jeanne Moreau & Miles Davis, film frère du défaitisme du Feu follet (je n’y reviens, relisez-moi ou pas), cependant dépourvu de son dynamisme de fuite. Ce hors-la-loi ne s’engage pas, ne raccroche pas, continue à se camer à la marchandise dérobée, remplir le vide de ses poches, de sa sacoche et surtout de son âme malade, atteinte d’un évidement existentiel. Tandis que dans la France fin de siècle fermentent l’antisémitisme (« C’est un Juif mais serviable », réplique explicite impossible à écrire puis à dire aujourd’hui) et la misogynie, le terrorisme et le mensonge (vrai récit de faux viol via une vénale victime endeuillée vite consolée) – toute ressemblance avec un désolant présent au-delà de la coïncidence –, qu’y sévit une « vie froide », fournie en « folles » et en « fous », philosophe le simulacre d’abbé en aparté, notre morose Georges perd l’appétit, perd le goût de la vie, même l’amour retrouvé, (ré)installé, embourgeoisé, ne parvient à la rassurer, à lui assurer une véritable identité, moins encore une stimulante virilité. Impuissant et dans l’impasse, le type pathétique n’aperçoit pas une seconde l’horizon de la révolution, incarne à lui seul, soleil noir sans prestance ni descendance, la ruine prévisible des meilleurs lendemains promis à main armée avant et après.

Si, à contre-courant de ce qui se dit, le cinématographe français sut filmer dès l’orée, dès la fin des hostilités, la guerre d’Algérie, cf. le travail de Cavalier, le stress post-traumatique des parapluies de Demy, on attend toujours une fiction (un long métrage) sur Action directe, alors que l’Italie du polar et l’Allemagne de Fassbinder ne se privèrent d’évoquer in situ et en direct une létale actualité. À sa mesure modeste et assourdie, élégante (direction artistique aussi impeccable que pour la reconstitution de La Petite) et aboutie (en dépit de sa fin dite ouverte), Le Voleur donne à (re)voir une (bonne et moins bonne) société (d’exploiteurs à parader ou d’exploités à décapiter) sur le point de se disloquer, que symbolise un individu lui-même dissocié, à lui-même étranger. Meursault tue un Arabe (Monsieur Mélenchon s’émeut), Randal ressemble à un mort-vivant, s’apparente à un perdant. Tout ceci, précis, drolatique et politique, ne pouvait escompter un populaire succès (Lawrence d’Arabie drape son beau salaud d’un lyrisme doloriste), l’« anti-star » (mots de Belmondo au sujet du triste émasculé de La Sirène du Mississippi, idem flop financier) devait le savoir, même cerné d’un irrésistible gynécée (copine du Conservatoire, Françoise Fabian un boa arborant ; la blondie Marlène Jobert, des Mariés de l’an II partenaire révolutionnaire ; Bernadette Lafont en soubrette à fond font de la figuration ; Geneviève Bujold, juvénile, porte d’épais sourcils ; Marie Dubois, rousse, robe noire, chair blanche, demeure émouvante et excitante ; Martine Sarcey, entremetteuse rieuse, s’amuse et nous itou), même épaulé de compères premiers (énumérons le pragmatique Guiomar, le « honteux » Le Person, le tribun Debary + caméo d’Étaix en pickpocket de comices agricoles).

De tout temps tout s’achète et tout se vend, y compris les sentiments, les testaments, et la liberté, buñuelien fantôme dont on peut priver les hommes, ou les faire payer du prix de leur vie. Le Georges de Jean-Paul, propriétaire mortifère, possédant dépossédé, par son obsession à la Bresson (admirable selon Malle) possédé, n’appartient à rien ni à personne ni ne s’appartient en somme, morale terminale d’un film funèbre au classicisme moderne.                    

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