Jeu est un autre

 Exils # 49 (10/09/2024)


La « double indemnité »[1] de Billy Wilder ? La « double identité » de Dolorès Grassian. Le Futur aux trousses (1975), remarquez donc l’oxymoron en situation, méconnue mais aimable comédie noire, commence dans un miroir, identitaire et dédoublé accessoire, affiche des chiffres pré-générique presque à la Matrix[2], donne à entendre les clochettes d’une calèche chipées bien sûr à Buñuel[3], comporte une partie de chasse en marche telle celle de La Règle du jeu[4], en prime un happening un brin fellinien, « boudoir défouloir » d’anciens abattoirs, ce qui, accolé aux séquences de micro-trottoir (la scénariste/réalisatrice s’y met en abyme ?), au prix pour faire partie du club inclusif (120 francs) rappelle illico les quidams et les fachos du spécialiste Pasolini[5]. À moitié tourné au sein aseptisé d’un « centre informatique du Crédit Lyonnais », banque pas encore en détresse ni préoccupée de ciné US, aux ordinateurs bleus d’IBM monolithiques à la Kubrick[6], le métrage de son âge demeure néanmoins contemporain. Il s’agit ainsi à la fois d’une gueule de bois, à la suite de l’ivresse suspecte de Mai 68, c’est-à-dire d’un instantané des années soixante-dix, audacieuses et douteuses, libertaires et amères, d’un avant-goût d’une société (du travail manuel, main d’œuvre en majorité immigrée, « des loisirs » à la pelle et dépassés) datée, au creux laquelle se reconnaître et se retrouver désormais, car la vie imite l’art plus ou moins tard, Wilde[7] le disait jadis déjà. La cinéaste hélas peu prolifique[8] co-écrit le scénario et s’associe à deux dirlos photo[9], dépeint un petit pays (Paris en métonymie) peuplé de petits esprits, où chaque candide interrogé semble n’aspirer qu’à de peau rapido changer, où quelques capitalistes face à la crise, présente ou prévisible, conspirent à leur nuire, en les soumettant instamment à un « bonheur insoutenable »[10]. Les révolutionnaires d’hier, aux familles natives des quartiers friqués plutôt que représentatives des classes classées populaires, proclamaient/réclamaient « l’imagination au pouvoir », slogan dérisoire. Ingénieur autodestructeur, maudit malin (dé)coiffé à la Higelin, victime à domicile de sa triste hubris[11], Rich refile au fatigué mais pas dépressif Fresson une idée de bon ton : le pouvoir de « l’imaginaire », le commerce du rêve, l’intime altérité (tel l’amour) en solitaire ou à plusieurs pratiquée.

Ce cinéma discrètement méta sonde in situ un malaise existentiel, un désir irrésistible, aussitôt réalisé, instrumentalisé, une comédie des masques (à cinq francs et de présidents) et des uniformes (tropisme de la force), comme une démonstration amusante et stimulante de la fameuse devise cartésienne « larvatus prodeo ». « S’avancer masqué », se révéler dissimulé, se démultiplier dans l’unicité procède pourtant d’un volontaire aveuglement, d’une arnaque en toc, d’une anarchie d’abrutis. L’économique et le politique, collusion d’occasion, reprennent en conclusion le contrôle de manière mortifère et drôle, au cours d’un épilogue que Poe pouvait apprécier[12]. Folies réflexives, la schizophrénie estimée pas si inoffensive du consommateur (légitime inquiétude du ministre de l’Intérieur, le Tréjan de Jo[13]) se voit vite guérie via le délire de grandeur d’un histrion à la con, Fregoli régressif et Caligari nazi[14], locataire élyséen digne de l’asile, a fortiori lorsqu’il imite les trémolos d’un certain général hexagonal (Aumont magistral). Sans perdre de temps – une heure vingt-trois cela me va, surtout en regard des trois interminables heures du transparent Oppenheimer[15] –, Dolorès Grassian annonce le nôtre, période médiocre de fichage, de flicage, d’angoisse à satiété, de psychopathologie au sommet (de l’État, ça vous apprendra). Elle filme de façon habile des hommes et non des monstres, des femmes et non des martyres, par exemple une épouse « salope » (au prénom proustien) et très accorte (fréquentable Andréa Ferréol[16]), une souple secrétaire (souvenir du suicide de Marilyn) d’abord austère (Rita Renoir provient du Crazy pardi). Le MLF approuva-t-il pareil topless, à présent coupable d’incarner (disent les gender studies) un « male gaze » à dézinguer ? On peut en douter, itou regretter la quasi clandestinité d’un opus plaisant et lucide, exhumé une cinquantaine d’années après, merci à la cinéphilie en ligne. Que l’on accorde crédit ou pas à l’agenda antidémocratique de Davos, aux avatars du « métavers » de Mark Zuckerberg, Le Futur aux trousses se savoure en ses anciens et modernes atours (et détours), son pessimisme délesté de cynisme, sa capacité à tresser le documentaire à la fiction, au moment du tournage (séquences de rue ou de transports en commun) et du montage (l’hommage martial du funèbre final).

Placé à deux (= un, « diviser pour mieux régner », CQFD) reprises sous le signe du lui-même schizo Rimbaud (poète intrépide puis marchand d’armes), cf. la citation du vestiaire et la réponse identitaire, ponctué par le vrai-faux tango décliné, vocalisé, de Jean-Claude Vannier, collaborateur majeur de Serge Gainsbourg[17], ce divertissement intelligent analyse avec le sourire une « aliénation »[18] objective et subjective, recommandée et redoutée, un dérèglement (« de tous les sens », en l’absence du moindre sens) enrégimenté. La manipulation des masses complices, la classification policière de la population, la commercialisation des émotions, la stupidité partagée, la bêtise généralisée, la « connerie » réunie, la religion (récente) et la radio (RTL) comme expressions et narrations (prémices du « storytelling » international et tribal d’aujourd’hui) stériles et risibles, la psychanalyse et ses « stades » (« oral » du robinet ou « anal » dixit Rita) détestables – autant d’éléments d’une comédie humaine trop humaine au carré, démunie de didactisme et d’amateurisme, menée selon une bonne humeur de malheur, une pléiade d’apparences guère soucieuses de bienséance (éventration d’un simulacre de parturiente ricanante aux plumes volantes à la Vigo[19]). Visionner en 2024 très patraque le premier film d’une visionnaire éphémère s’apparente en définitive à un retour vers le futur modeste et dépourvu de complexes, une fable affable qui ne se soucie, on l’en remercie, de psychologie, de sociologie, d’avertissement arrogant – docte dicton hollywoodien reformulé par William Goldman[20] : pour faire passer un message, envoyez un télégramme – et constitue cependant un témoignage clairvoyant des mirages et des dommages d’un certain Occident depuis longtemps (depuis toujours ?) « décadent ».       



[1] Double Indemnity (Wilder, 1944) retitré en français d’un informatif Assurance sur la mort

[2] Matrix (Les Wachowski, 1999) idem dystopie de désillusion davantage individualiste et molto messianique    

[3] Belle de jour (Buñuel, 1967) film fantasmatique et satirique aussi certes plus célèbre

[4] La Règle du jeu (Renoir, 1939) dont la critique considère cette scène prophétique du massacre mondial

[5] Cf. Enquête sur la sexualité (Pasolini, 1964) et Salò ou les 120 Journées de Sodome (Pasolini, 1976)

[6] 2001, l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968) à la machine homicide et mélomane mémorable appelée… HAL    

[7] Lire ou relire les aphorismes définitifs de la préface du Portrait de Dorian Gray

[8] Elle signe ensuite un bien nommé Le Dernier Baiser (1977) avec Fresson (pour)suivi par… Annie (Girardot)

[9] Alain Derobe conclura son parcours sur Pina (Wenders, 2011) et André Dubreuil s’arrêtera là au cinéma

[10] Titre explicite d’un roman d’Ira Levin par ailleurs auteur du féministe et SF Les Femmes de Stepford

[11] « Science sans conscience » doloriste et moralisatrice du (Victor) Frankenstein de Mary Shelley

[12] Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume se termine sur un renversement équivalent

[13] Jo (Girault, 1971) comédie policière spéculaire et climatique à revisiter sur ce site

[14] Et portant en prélude surréaliste et narcissique la panoplie peu sexy de Portier de nuit (Cavani, 1974)

[15] Oppenheimer (Nolan, 2023) dispensable pièce montée atteinte de logorrhée par votre serviteur expédiée

[16] Unique femme et femme unique pas une seconde impudique du roboratif La Grande Bouffe (Ferreri, 1973)

[17] Citons l’assez superbe Histoire de Melody Nelson (1971) disque film en voix off aux cordes virtuoses

[18] Bien moins personnelle et sensorielle que celle industrielle du Désert rouge (Antonioni, 1964)

[19] Zéro de conduite (Vigo, 1933) creuset secret de If…. (Anderson, 1968) + Pink Floyd: The Wall (Parker, 1982)

[20] Lecture conseillée d’un récit humble et bien mené : Les Aventures d’un scénariste à Hollywood

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