G(r)osse frayeur

 Exils # 29 (15/04/2024)


En 1988, surprise œcuménique presque archéologique, on pouvait donc dessiner des sous-vêtements d’enfants, de la nudité humide, avec père pas pervers, un peu solitaire et universitaire, sans que personne ne s’étonne, ne trouve vite ces traits discrets très suspects. Autres temps, autres mœurs, esprit rebondi, à douce pilosité, de la fabuleuse forêt, fais que ma petite sœur ne meure, pourrait prier la gamine à moitié portée, animée, terme en contexte, par un fameux sentiment de culpabilité, tel le narrateur du crève-cœur La Cicatrice de Bruce Lowery, fraternel et enfantin, in fine orphelin. Film de « fantômes » et film de famille, mélodrame rural à l’hédonisme animiste, voire l’inverse, Mon voisin Totoro, au-delà de son estivale sensualité, de sa séduisante simplicité, donne à voir une réflexion en action sur la thématique dialectique de l’imagination, de la représentation. « C’était un rêve qui n’était pas un rêve ! » s’exclament les fifilles ravies, face au végétal en effet poussé pendant la nuit, à défaut du camphrier de folie, tant mieux, tant pis, épiphanie jolie magnifiée par le morceau musical lui-même épanoui de Joe Hisaishi, mise en abyme et démonstration à l’unisson des puissances intimes (à la maison) et de celles de la mine (de crayon). Pendant l’épilogue, la mère malade, soignée dans un hôpital de campagne, qui ressemble à l’héroïne, qui se trouve involontairement à l’origine de la panique multiple, déclenchée par un sinistre télégramme administratif intempestif, dit au mari rasséréné, le regard vers une fenêtre tourné, qu’elle « imagine » avoir vu leur progéniture perchée sur une branche, plaisir étrange. Aussitôt le type avec gentillesse la dessille, lui dévoile la preuve indeed écrite d’un épi de maïs, plus surréaliste et moins nocif que celui de Sanctuaire de Faulkner, viol sudiste, quelle horreur (Claire Denis s’en souviendra pour Les Salauds, 2013). Outre annoncer en douceur la davantage dramatique, épique et endeuillée couleur de Princesse Mononoké (1997), Le vent se lève (2013), Le Garçon et le Héron (2023), Miyazaki Poe relit, puisque le père du dépressif Usher opposait déjà la lumineuse imagination à la sombre fancy, la raison à la déraison, la lucidité au délire, l’éclaircissement à l’effondrement. Outre adresser un double clin d’œil – tunnel naturel + chat sympa – à l’incontournable Alice de Lewis, par ricochet Le Voyage de Chihiro (2001) et ses « noiraudes » esquisser, Mon voisin Totoro déploie le suspense émotionnel d’une disparition cruelle, le possible scandale d’une repêchée sandale, le réconfort de passer encore à côté de la mort, tendance disneyienne certes contredite par le coup de fusil de Bambi (Hand, 1942), eh oui. La grand-mère d’adoption, par procuration, incite à ne pas s’inquiéter, à ne pas noircir le tableau japonais du célèbre dessin animé, mais l’angoisse envahit le cœur juvénile, versant des larmes qui la sage ancêtre désarment, telle l’obscurité rageuse d’une nuit venteuse surgissait soudain, en blême baptême de bain point serein, crainte décuplée à conjurer par trois cris/rires accordés. Ici, on salue les arbres, rien d’anormal, on pédale en plaisante compagnie, style Le Vieux Fusil (Enrico, 1975), on utilise une toupie, les rêveurs éveillés de Nolan aussi (Inception, 2010), on vole avec une rassurante altérité, dans le sillage d’un certain E.T. (Spielberg, 1982). Ouvert via la chansonnette obsolète d’un générique assez télévisé, animé au carré, le conte pour petites et grandes personnes, ave Vian, se clôt en boucle bouclée de lecture de peut-être conte de fées, la maman au milieu des enfants, à domicile et au lit, les trois femmes enfin réunies. Adoubé par Akira Kurosawa, succès économique et critique, auquel peu croyaient, à part les principaux intéressés, un instant envisagé en double séance avec l’impitoyable et contemporain Le Tombeau des lucioles (Takahata, 1988), Mon voisin Totoro vieillit bien, drame de chambre à (dé)coucher aéré, sur les délices de la solidarité, les dangers du subjectivisme, les errements du « mauvais pressentiment » arrivant à contre-courant, petit opus poétique, utopique et en définitive, à double titre, idyllique, sorte de réponse in situ et bienvenue à l’exotisme nordique de Heidi.  

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