Les Grandes Espérances : Illusions perdues
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de David
Lean.
Longtemps avant le personnage
poignant de La Fille de Ryan (1970), voici un
juvénile John Mills, pas ravi de village épris de Rosy, toutefois vrai-faux
futur forgeron, anti-héros d’un conte d’éducation, sentimentale, sociale. Après
un superbe prologue atmosphérique, drolatique, annonce assurée, bien sûr, du
suivant Oliver Twist (1948), jouez avec les gibets,
remarquez l’arbre à face humaine, où se devine l’homonyme de Friedkin (La
Nurse,
1990), David Lean délivre donc un mélodrame un brin hugolien, car forçat
affamé, à malaria, pas si mauvais que ça, philanthropie jolie, de revenant
d’Australie enrichi, devant beaucoup à la candeur de l’acteur, à sa
culpabilité, sa colère rentrée, sa mélancolie, aussi. Orphelin point mesquin, citoyen
londonien, grandi, agi, type un peu intrépide, presque stupide,
« Pip » s’active à trois reprises, cesse d’être passif puisque
secouriste, certes à moitié raté, dommage pour la dame, recluse et cramée, pour
le prisonnier repêché, par procuration papounet, échappé à la Petit-Gervais, à
némésis balafrée, in extremis, il réussit, éclabousse de soleil
la cruelle Estelle, Estella de dark star, séduisante et insolente, (mal)
élevée afin d’en faire baver aux mecs décrétés abjects. Cet épilogue pas en
toc, domestique et over the top,
revient davantage à Kay Walsh qu’à l’indémodable et increvable Dickens, accorde
au couple en déroute une fin heureuse pas mielleuse, au lyrisme de vampirisme,
(re)matez la coda du Cauchemar de Dracula (Fisher, 1958).
Film de famille, au propre, au figuré, en reflet, Great Expectations
(1946) – j’utilise à dessein le titre d’origine, délesté de la religiosité de
l’intitulé français, pourvu de la passivité du protagoniste, homme-enfant qui
en effet attend (expect), dont on
attend, quelque chose ou quelqu’un de grand – renforça fissa la position de
Cineguild Productions, association d’un instant, au corpus important, cf. l’acmé de Brève rencontre
(1945), aux rôles réversibles, entre Lean, alors marié à Kay, Neame (L’Ombre
du
passé,
1963, L’Aventure du Poséidon, 1972), Havelock-Allan
(Roméo
et
Juliette,
Zeffirelli, 1968), mari de (Hobson) Valerie, eh oui.
L’actrice de La Fiancée de
Frankenstein
(Whale, 1935) et le cinéaste formé au montage ne s’entendirent, prélude au
tumulte de La Route des Indes (1984), Judy Davis
pas complice, pourtant sa performance au carré, mère et fille, okay, le respect inspire, je pense en
particulier à son silence éloquent de servante rescapée, à cuvette d’avocat à
évacuer. Hobson se substitue ainsi en douceur à une irrésistible et néanmoins mineure
Jean Simmons, elle-même du remarquable et remarqué Anthony Wager accompagnée.
Récompensés encore, Oscars de lascars, le dirlo photo Guy Green, les
décorateurs/directeurs artistiques John Bryan (César et
Cléopâtre,
Pascal, 1945, Pandora, Lewin, 1951) & Wilfrid Shingleton (L’Odyssée
de
l’African
Queen,
Huston, 1951, Les Innocents, Clayton, 1961, Le Bal des vampires, Polanski, 1967,
L’Arme
à l’œil, Marquand, 1981), sans lesquels l’item ne posséderait pareille beauté, méticulosité, plastique
intensité. Succès critique et public, adoré
d’Agee, de Schumacher chéri, Great Expectations
instaure en outre une collaboration de consécration, Lean & Guinness, who else?
On y croise, restaurés, ressuscités, une marâtre vite malade, sœur sueur à
badine, à déprime, une adoptée à idolâtrer, en sus à embrasser, un boxeur
amateur nommé (Pip)Pocket, poli, ami. Au menu des (dés)illusions (é)perdues,
misandrie transmise, conscience de classe, « dignité » de discret, générosité de
déshérité, bateau à aubes, condamnation (à mort) à la con puis
trépas/rédemption. Pip désirait être un « gentleman », être l’égal de
la désirable et désirée jeune femme, si souriante et si froide, pas de
traquenard, pas de plumard, « lady » à pédagogie Frenchy, il succombe au snobisme, au vertige en POV, à une lucidité
de subjectivité installée dès l’orée, amusante et excellente utilisation du son
en situation, de la voix off attribuée
aux animaux illico, il se rend
malade, il récupère au grand air, en compagnie de Biddy & Joe Gargery,
amoureux heureux, de rancœur, de malheur démunis.
Estella, fifille du forçat, subito presto répudiée, pas fair-play, va-t-elle hériter, à l’insu de son
plein gré, du célibat sépulcral de Miss
Havisham, estimée cinglée, sinon mécène ? Cela ne se peut pas, Pip
s’interpose, il ose, il revient décidé, en boucle bouclée, vers l’ancien
mausolée, dorénavant à vendre, il remonte l’immense escalier mal éclairé, aussi
sinistre et sombre que celui de La Splendeur des
Amberson
(Welles, 1942), autre conte de destin, de déclin, de nostalgie acide. Tirer les
rideaux, ouvrir les fenêtres, amener la lumière, avouer un aveu, réchauffer la
chair de la chère intouchée, repartir à zéro, oui, il le faut. À l’instar de
Charles & Elivra + Ruth (L’esprit s’amuse (1945), de Laura
& Alec (Brève rencontre), d’Oliver & Fagin (Oliver
Twist),
de Jane & Renato (Vacances à Venise, 1955), de
Nicholson & Saïto (Le Pont de la rivière Kwaï, 1957),
de Lawrence & Ali (Lawrence d’Arabie, 1962), de Youri
& Larissa (Le Docteur Jivago, 1965), de Rosy & Randolph (La
Fille de Ryan), d’Adela & Aziz (La Route des Indes), Pip
& Estella doivent traverser leur vanité, sens duel, dépasser les « apparences »,
se dessiller, se lancer, s’élancer, c’est-à-dire, en définitive, vivre, cesser
de survivre, au risque de la ruine, de leurs relations, aspirations, ambitions,
de leur idéalisme, romantisme, exotisme, mouvement de dévoilement à la Vincente
Minnelli, quête existentielle, à l’infini, au spectaculaire moins doux qu’amer.
Délivré du modèle littéraire, explicites, la page de l’incipit et les supplémentaires s’aèrent, maître des ombres et des
lumières, accessoirement des masques mortuaires, de ceux à porter en supposée
bonne société, valsée, endettée, du cadre et des barques, des bougies de
veillées, d’éveillés, des souvenirs et des répliques qui s’invitent, à
l’unisson sur la bande-son, précitée ascension, des bibles poussiéreuses,
aventureuses, sentencieuses, audacieuses, des fantômes à (faire) fuir, des
fantasmes à réaliser, à résilier, « maison morte », (dé)raison forte,
crescendo des cordes, David demeure un réalisateur majeur.
Opus poétique
et politique, Les Grandes Espérances de désespérer n’implique,
plutôt à ne renoncer incite, ne perdre espoir, dissiper le passé, le noir, conserver « l’espoir » de se revoir, « recommencer » (« start again » de je t’aime) du côté le meilleur, avec des valeurs
supérieures, une partagée intelligence du cœur, une expérience de la perte à
forger, renforcer, le caractère honnête. Malgré ses soixante-quinze années, il
s’adresse à nous maintenant, précieux petit précis de détermination au-delà de
la déception, rétif au fatum, au
conformisme, prestance/puissance du ciné anglais, fi du fielleux et falot Truffaut.
Beau billet dont la lecture instruit autant sur le film que sur l'état d'esprit d'un cinéphile qu'on sent avoir été subjugué.
RépondreSupprimerEntre réel et irréel à la frontière impalpable, les grandes espérances contre la formule
'malheur à qui se croit maître de son destin "?
"La tragédie de la mort est en ceci qu'elle transforme la vie en destin", Malraux, L'Espoir
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