Le Sel de la Terre : Regain


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Wim Wenders & Juliano Ribeiro Salgado.


Gardons-nous de nous gausser de l’ancien économiste brésilien, au père propriétaire, transformé à la trentaine en témoin citoyen et cosmopolite des misères du monde : la puissance et la beauté des photographies de Sebastião Salgado demeurent irréfutables, sa parole concise, juste et sincère, mérite d’être écoutée, a fortiori en français, souvenir de séjour parisien où la passion professionnelle se précisa, guidée par l’irremplaçable Lélia, avec ou sans Leica, co-productrice du documentaire sis en partie à domicile, accessoirement mère aimable d’enfant dit différent et muse de reforestation tendue vers l’horizon. Comme un héritier modéré, minoré, du compatriote Herzog et du franco Clouzot, Wenders, ici épaulé par le propre fils de l’artiste et sa sienne épouse Donata, vadrouille un brin, s’en tient au visage de l’homme en train de commenter son travail, parfois rapproché de l’écran le projetant, effet de surimpression, presque de suaire turinois, rappelant le pinceau de Pablo Picasso, alors à l’ouvrage sur la toile du métrage. Noir et blanc dédoublé, enfer de la famine, des funérailles du Nordeste, des génocides en Afrique, en Yougoslavie, puis paradis du retour au pays, du projet d’hommage planétaire à l’intitulé biblique explicite, source à laquelle le film puise d’ailleurs son titre, d’après une parabole agricole de Matthieu. Entre les deux, une césure de désespoir, une fracture du miroir, l’impression de ne plus servir à rien, l’envie de se retirer, de prendre ses distances au large de l’insanité réversible, partagée, de son obscénité persistante, quand la photographie, justement, elle partage ceci avec le cinéma, en dépend davantage, constitue, au-delà du cadre, de la composition, de l’émotion, une affaire de distance nécessaire, de proximité maîtrisée, de réalité à transmettre.


Shooter ni trop près, ni trop loin, mise à mort et acte d’amour afin d’immortaliser un instant qui n’existait pas auparavant, qui risque vite de trépasser désormais, au sein de l’océan absent de la modernité audiovisuelle, royaume d’aveugles volontaires au pathos poli. Plus encore qu’une question d’écriture par la lumière, n’en déplaise à l’étymologie, au point de vue du cinéaste discret, à la voix douce, voici la pratique et l’éthique d’un art contemporain, à contre-courant, à la fois esthétique et politique, surtout selon le corpus présenté. En filigrane se devine une relation filiale, retrouvailles face à un ours maousse, immaculé, petite leçon de prise de vue à la clé. Afin qu’une image devienne une photo, il en faut, du temps, du talent, du mouvement. Il convient que le sujet sous peu objet, vie réifiée, décès embaumé, participe en pleine conscience, s’offre à l’étranger fraternel. Sebastião Salgado ne se soucie pas du tourisme aérien, si serein, d’un Yann Arthus-Bertrand, ne sacrifie point au néo-colonialisme consensuel de Rendez-vous en terre inconnue. Il photographie des damnés de l’or, des bébés morts, une patte d’iguane semblable à une main médiévale revêtue d’une cotte de mailles, il magnifie l’humanité des hommes, y compris au cœur enténébré de leur inhumanité, il la retrouve parmi l’animalité littérale, miroir amical. Dantesque et modeste, documenté et instantané, sensuel et sidéré, l’univers de Salgado se déploie en soi, mis en valeur par un Wenders lui-même passeur pas poseur, plutôt rédempteur, après le piètre plantage de Pina (2011). Bien sûr, tout ça manque de recul, de contexte, de complexité, de densité, se caractérise par une bande-son d’illustration, redondante-angoissante, et le placide diaporama reste coi devant les reproches assez moches, de la spécialiste Susan Sontag, d’esthétisation de saison, un salut au Alain Cavalier de Libera me (1993), les accusations de collusion avec des adeptes de la pollution.


Un document, juridiquement, s’avère une preuve, tandis que Le Sel de la Terre (2014), tandem/trio subjectif, s’en remet aux images mises en abyme, qui parlent d’elles-mêmes, pour écrire l’histoire incomplète, lacunaire, d’un observateur majeur. Il montre, il ne démontre pas, il trace une autobiographie au bord de l’hagiographie, il mise sur le méta au lieu d’éclairer l’obscurité du modèle, de donner à percevoir pleinement sa lueur intérieure, mission attribuée aux seuls clichés. Le silence de Salgado pouvait aussi l’identifier, bien que Wenders, réalisateur taciturne, sache tout le prix du mutisme éloquent, voire planant. En définitive, ce « voyage avec » sur fond d’exodes internationaux, pudique et problématique, délesté de cynisme, expurgé de jérémiades, pâtit de son optimisme, souffre de sa courtoisie, ensuque au Sud via le miel de sa dimension promotionnelle. Les guerres ne naissent pas ex nihilo, les désillusions démocratiques ravagent à leur rythme, à leur tour, les esprits appauvris des estomacs a priori remplis – de cela, Le Sel de la Terre ne dit rien, et à cause de ce hors-champ, il frise l’insipide. Restent la figure et la solution à l’usure de Sebastião Salgado, portraitiste voyant d’une vieille et superbe Touareg aveugle, aventurier fasciné par mille puits de pétrole irakien enflammés, sorte d’avatar dans la supposée vraie vie du protagoniste infernal et bigger than life de There Will Be Blood (Paul Thomas Anderson, 2007). Transmission et destruction, transmission de et dans la destruction : un résumé de l’action de photographier, de son émouvante, momifiée, immobilité, de son éternité en argentique, en numérique, peut-être en effet quantifiable, disons quatre cent ans, l’âge prévisionnel des arbres salvateurs, disposés par un planteur au patronyme de sens salé…


Commentaires

  1. Merci pour ce très beau texte à l'aune de la qualité du sujet évoqué, malgré le hors champ problématique...
    Moins insipide ce reportage de François Paolini, que j'ai connu,
    fort misanthrope, les femmes de tête le faisaient quelque peu devenir acerbe selon mon souvenir, mais question photographie ça reste un témoignage intéressant :
    https://honfleur-infos.com/projection-du-film-mktm-mokattam-au-cinema-henri-jeanson/

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    1. Toujours l'humanité, ici dans une autre nudité :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/10/nus-abstraits-photographies-de-chair-et.html

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