Texas : L’Attentat


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Tonino Valerii.


Si la critique, le public et le marketing attribuent encore, pour une large part, Mon nom est Personne à Sergio Leone, Texas, son méconnu prédécesseur, revient de plein droit au signore Valerii, malgré l’apport acté des scénaristes Massimo Patrizi, collaborateur de Comencini, notamment sur Le Grand Embouteillage, et Ernesto Gastaldi (non crédité), stakhanoviste auquel on doit, entre autres, les trames de Le Corps et le Fouet, La Dixième Victime, L’Homme sans mémoire, Le Grand Alligator, Il était une fois en Amérique ou… Mon nom est Personne, bis. Western œdipien avec fils orphelin, adversaire de naguère durant la récente guerre de Sécession, désormais vengeur et pacificateur, Texas, outre annoncer la dynamique familiale et masculine du duo Henry Fonda/Terence Hill, inverser son révisionnisme ludique au profit d’une raisonnée realpolitik, s’inscrit dans une nébuleuse cinématographique autour de l’assassinat de JFK et du sentiment de paranoïa qu’il engendra, où se côtoient Brian De Palma, celui de Greetings bien avant celui de Blow Out et Snake Eyes, David Miller, par ailleurs auteur du décoratif Diane de Poitiers, du poignant Seuls sont les indomptés, via le hollywoodien Complot à Dallas, Arthur Penn avec La Poursuite impitoyable, pareille peinture vitriolée du Sud US, Alan J. Pakula, aux commandes du mollasson À cause d'un assassinat, et même Andy Warhol pour son improvisé-inachevé Since, le film amateur d’Abraham Zapruder, snuff movie avéré, en point alpha du drame médiatico-présidentiel et I… comme Icare de notre Henri Verneuil telle sa coda délocalisée, l’acoustique Conversation secrète de Francis Ford Coppola ou le redfordien Les Trois Jours du condor de Sydney Pollack en satellites complotistes, tout ceci étendu sur une quinzaine d’années, avant qu’Oliver Stone et Wolfgang Petersen ne viennent remaker, sinon ressasser, le traumatisme international.


L’avatar italien du « genre » américain réinventait une imagerie, lui substituait sa propre mythologie, in fine aussi peu historique, davantage travaillé par l’époque de production que de narration, l’idéalisme WASP de la décennie 50, avec ses particularismes de regards, de tonalités, troqué contre une sensibilité latine à base de dérision, de société de consommation, de commedia dell’arte mise à jour par le cynisme de la jeunesse, cinéphile ou mercantile, promesse « sans cause », à la James Dean, des révolutions bourgeoises, pléonasme assumé, du joli mois fantasmé de mai 1968 : ici, Valerii, en pionnier européen de la nécrologie de Kennedy, transpose et déplace, à la fois dans le temps et l’espace, un événement évident et cependant insaisissable, rendu obscur par sa clarté, sa simplicité propice à d’innombrables hypothèses et théories tarabiscotées – un fait divers devenu pure fiction, disons –, à la manière de La Lettre volée de Poe, sous les yeux des enquêteurs, du lecteur, invisible en raison de sa présence banalisée, pièce épistolaire de chantage royal transformée en dangereux document pour le vice-président. L’Espagne sert ainsi de cadre caniculaire à l’évocation en écho de « l’accident de la circulation » (dirait le Ballard caustique de La Foire aux atrocités) sur Elm Street (territoire de cauchemars selon le Wes Craven des Griffes de la nuit), survenu six ans plus tôt, elle-même enclose dans la reconstitution infidèle de la mort à main armée de James A. Garfield, POTUS républicain contemporain de la diégèse, aux sympathies anti-esclavagistes, descendu dans le dos à la cinquantaine par un forcené outragé, incarné par un Van Johnson exilé en guest star, toujours lesté de sa gloire à la MGM. La « question noire », interrogée avec le personnage de l’ami martyr, élément biographique d’actualité dans le sillage sanglant de Malcolm X & Martin Luther King, se verra bien sûr reprise plus tard, dans les termes identiques d’une victime innocente, d’un shérif tortionnaire, par Clint Eastwood pour Impitoyable (Les Chasseurs de scalps en propose une version adoucie). 


Ce riche arrière-plan politique et scopique nourrit le récit et se télescope donc avec l’avènement des « années de plomb » à la mode transalpine, puisque Texas sort dans les salles de la péninsule une semaine après l’attentat milanais inaugural de la piazza Fontana. L’œuvre s’ouvre sur un portrait de Lincoln et une bannière étoilée jetés avec rage sur un bûcher ; il va d’abord s’agir, pour Giuliano Gemma, aimable amant de l’irrésistible roturière Michèle Mercier dans Angélique, Marquise des anges, de déjouer l’explosion programmée d’un pont, censée provoquer la chute du train gouvernemental en provenance de Washington. Durant une heure cinquante, accompagnée par la partition d’un Luis Bacalov sorti de Django, qui séduit assez grâce à son usage individualisé d’un idiome musical modérément morriconien, se déroule une parabole civique, quelquefois mélodramatique, sise dans un paysage quasiment lunaire, aussi aride que le cœur de certains protagonistes. En dehors des silhouettes, virginale ou coupable, de deux épouses, de deux actrices éphémères, l’éplorée María Cuadra, veuve-vestale de chef étatique, égarée dans des intérieurs à la Visconti, et la vénale Norma Jordan, chanteuse limitée baptisée Anne Godard (!), petite star municipale, un brin sexy, insérée, littéralement, dans l’étoilé carré du drapeau étasunien, Texas confirme en filigrane le tropisme homosexuel de l’imaginaire symbolique westernien (un amateur de cinéma, hétérosexuel peu épris de gender studies, écrit cela). Bill Willer, recherché, retourné à la vie civile, peut-être puceau, se retrouve, au long de son éducation sentimentale et citoyenne, face à plusieurs fortes figures patriarcales, au premier rang desquelles son géniteur (Antonio Casas, croisé chez Leone ou Sollima), traître par amour, en quête d’un alibi filial, voire carcéral.


Le suivent, le complètent ou s’opposent à lui, Pinkerton (avant de se bonifier chez Buñuel ou Friedkin, Fernando Rey joua les curés pour Les Sept Mercenaires de Sturges), banquier intermédiaire entre les pouvoirs législatif, exécutif, économique, contremaître de leur collusion immorale, au patronyme en rime ironique à une célèbre agence de détectives créée en 1850 ; un docteur alcoolique, héroïque, établissant le diagnostic de son agonie ; Nick, journaliste amical invalide, au fusil caché dans sa béquille (clin d’œil drolatique au cercueil-mitrailleuse de Franco Nero chez Corbucci Sergio) et le machiavélique McDonald, sorte d’homme sans nom leonesque, natif du cru promu tirant, impassible, exposé, à découvert, muni d’un revolver, les ficelles des pantins, notables ou assassins (Wallace, mauvais perdant hystérique, rêve de restaurer la grandeur sudiste, embroche à la bière le paternel sur un tisonnier). La leçon, populaire et spectaculaire, rassurons-nous, élaborée sur une masculinité blessée, mélancolique, se déploie au sein d’un contexte précis, celui d’une guerre interne, fratricide, qui n’en finit pas, un peu comme chez Alain Resnais, allez, le présent de l’histoire et des esprits sans cesse contaminé par le passé des actes, des engagements, enraciné dans un substrat complexe car tressage de racisme culturel, de terreur érotique (ou, dans ce cas-là, de chasteté homoérotique), de capitalisme normatif, de moralisme intéressé (accusation de Pinkerton à Garfield de vouloir faire travailler les Noirs affranchis dans les usines du Nord, l’argument mécanique et concurrentiel pas totalement irrecevable, pas entièrement étranger à la bonne conscience de l’humanisme nordiste) et de violence latente, vite manifeste, manifestée dans une sécheresse respectueuse et respectable, privée de tout second degré, dégraissée d’emphase opératique.  


La guerre civile outre-Atlantique, schizophrénique, rappelle en sus la situation de l’Italie, mussolinienne puis résistante, vaincue et en même temps victorieuse (« toute ressemblance » avec la France ne s’avère point fortuite), peuplée, à l’instar du décor texan d’opérette, de « brutes avec des étoiles » (ou avec des faisceaux fascistes), formule à la James Ellroy usitée afin de désigner les patibulaires émissaires policiers, nimbée d’une atmosphère morbide, d’un climat de délation et de déréliction généralisée (le supplice létal de Jack, figé derrière une grille de prisonnier, les yeux au Ciel, majuscule occasionnelle, renvoie vers l’art catholique, son dolorisme christique, mention de Judas comprise). « Pourquoi remuer le passé ? » demande le faux suicidé ligoté, ensanglanté. Le procès intenté au Texas par le procureur retors, représentant de la Maison-Blanche, répond en partie, il blanchit, certes un peu tard, le « nègre », il réduit à rien la fausse déclaration du pathologiste, il condamne l’autorité hors-la-loi des représentants de la loi confessés – l’établissement difficile de celle-ci en marronnier thématique et juridique du western – et Texas, le temps d’une séquence, dévie vers le sous-genre du film de procès (on pense à Du silence et des ombres). Finalement, Miller intervient, rapporte le cadavre en plein tribunal, retour du refoulé, preuve inerte, inanimée, hélas, part d’ombre éclairante de la mauvaise conscience de la communauté, de la nation (née à la Griffith), des Blancs aux mains propres et pourtant salies à la Ponce Pilate, souillées de génocide amérindien liminaire et de persistante ségrégation raciale. La salle d’audience, spectacle éthique, devient le lieu d’une mise en scène du discours, du conflit poli, civilisé, des assertions et des objections, un territoire de parole et de théâtre, le jeu sérieux que le cinéma recadre à sa manière, en cosmogonie de la démocratie du dollar ou en limbes métaphysiques explorés par Hitchcock et Welles, dès lors rivaux-jumeaux.    


Valerii, ni visionnaire romantique ni artisan anonyme, s’impose en douceur en vrai réalisateur, en artiste lucide et indépendant, loin de l’image réductrice de docile assistant suiveur ou imitateur moins doué du maestro Sergio. Le classicisme d’ensemble de Texas se voit toutefois parsemé d’éclats baroques valorisant l’étendue du Scope, spécialement le recours répété à un objectif bifocal (duel à demeure, dialogue de comploteurs, douloureux souvenir verbalisé, réactivé, de « haute trahison ») – les visages, à la limite du monstrueux, se muent en paysages, en faciès de géant surplombant l’interlocuteur ou l’objet éloignés dans leur proximité de netteté artificielle. En matière d’expressivité funeste, à la lisière de l’expressionnisme et du fantastique, d’ailleurs superbement déployée dans Django (on ignore volontiers la resucée de Quentin Tarantino), l’entrée en scène de Gemma confronté à la dépouille paternelle, à contre-nuit, sous la pluie, avec vent spectral et gros plan de face en clair-obscur (joli souci du directeur de la photographie Stelvio Massi, bientôt signataire de polars énervés), constitue un modèle d’introduction dramatique et graphique. Notons itou de beaux détails, bouquet de rose rouge sang prémonitoire, offert à l’arrivée en gare, tandem de douilles sur la passerelle de tir, étonnant affrontement au cigare au sein de l’obscurité domestique et, last but not least, dynamite dissimulée sous un magot. On le voit, on le lit, Texas, agréable surprise estivale, mérite son exhumation de saison, sa justesse de perception persiste à nous dire quelque chose aujourd’hui, surtout au niveau du terrorisme, de la ploutocratie, des tensions « interraciales » (dorénavant religieuses, en apparence), de l’identité nationale estimée en crise (cf. la légende dorée de la Résistance élargie, majoritaire, racontée par de Gaulle à la Libération, vecteur d’union et de réunion, baume émollient passé sur les blessures hexagonales).

Le Prix du pouvoir, titre original très préférable à sa traduction toponymique cosmopolite, souligne également que la paix sociale se paie parfois au prix de la vérité enfouie, que le cinéma apolitique n’existe pas, dommage ou pas pour les belles âmes camées à l’esthétisme, pour les tenants insouciants du divertissement, pour les épiciers du box-office, pour tous ceux dont les filmographies nous donneraient envie de fuir au pays terrible et spéculaire de, par exemple, Jim Thompson ou Tobe Hooper. Le Texas, avec ou sans l’épouvantail de Donald Trump, peut en effet faire peur ; Texas, n’en doutons pas, vous réjouira, voilà.   

          

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