Cyrano de Bergerac : Deux garçons, une fille, trois possibilités
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre d’Augusto Genina.
I loved you
since I knew you
I wouldn’t
talk down to you
I have to
tell you just how I feel
I won’t share
you with another boy
Police, Roxanne
Comme dans Crash, le romanfilm de
James Cronenberg & David Ballard, fusion féconde d’imaginaires
documentaires – le sexe et les sentiments, glacés, brûlants, à la fin du
vingtième siècle, derrière le pare-brise/écran d’une modernité individuelle, accidentelle,
sectaire et expérimentale –, il s’agit, une fois encore, de triolisme
littéraire, de copulation par profération, autant que par procuration. Voici un
film sensoriel, où le vent, invisible, apparaît en premier, se manifeste lors
du ravissant frisson des arbres et des coiffes. Il sied de noter, dès à
présent, l’excellence mesurée de la musique, composée par Kurt Kuenne en 1999,
année de restauration/production due à David Shepard, archéologue infatigable,
notamment à l’AFI, pourtant décédé en janvier dernier, pour un métrage post-produit par Lobster. La
colorisation, aussitôt, évoque, contrasté, un effet Schindler. Ça grouille de
silhouettes, aussi. Le réalisateur affronte vite la théâtralité réflexive du
matériau source, la caméra immobile fixe la frontalité du spectacle mis en
abyme, quand l’architecture à l’italienne, très viscontienne, permettait une
double dramaturgie. On allait alors au théâtre pour voir, être vu,
acteur-voyeur à l’intérieur d’un espace dédoublé. Le divertissement filmé acte
cela, se déploie dans la salle et non plus sur scène, en accord avec les
séquences d’extérieurs très aérées, en effet. Un humour constant parcourt
l’adaptation, surtout chez le rôtisseur épris de poésie, en tout cas, ami des
poètes. La guerre amoureuse se voit provisoirement substituée à celle,
mortelle, des armes. Cyrano
de Bergerac, la pièce + le film, se situe, il nous plaît de le
formuler, de le penser, aux origines du play-back, tandis que Le
Chanteur de jazz à venir, parlant, chantant, à son tour interrogera sa
nature méta.
De l’héroïsme et du romantisme dans
la figure du comte puis du duc de Guiche. Cyrano ? Un beau parleur desservi par un physique ingrat,
le leader, marginal aspirant à la
normalité, d’une panoplie de pantins en proie à la passion, soumise à un
exercice, à l’instar d’un ensemble de vocalises, de ventriloquie avantageuse.
« Parlez-moi d’amour » exige tendrement Roxane, à la manière de
Lucienne Boyer. Le je t’aime du thème principal doit s’enrichir de variations,
sous peine de s’assécher, lèvres scellées, stérile plume d’infortune. Ici, souffler
revient à jouer, à se révéler masqué, à faire vibrer. Du haut de son balcon-baignoire,
la belle discerne une voix différente, noue le nœud du problème-dilemme : être
soi-même à travers autrui, relation identitaire et spéculaire. Il convient donc
de comprendre une tragi-comédie du langage, le drame dérisoire consistant à ne
pas, voire jamais, aimer la bonne personne, adroit marivaudage à trois. Homme de
l’ombre, Cyrano le devient littéralement, lorsque l’ecclésiastique messager, muni
d’une lanterne, s’éloigne. Tout ceci se déroule sous Louis XIII et même au sein
de l’atmosphère, effets spéciaux célestes en clin d’œil à Méliès inclus. Un mariage
expéditif s’appuiera sur une fausse missive ; Arras, assiégée, affamée, se
verra encerclée par les Espagnols. Rostand, on s’en doutait, ne s’avère pas
Racine, mais pourquoi diable cantonner le maître de l’épure, d’une langue
rigoureuse et cependant incandescente, à
de pénibles captations télévisées ? Flûte contre famine sur le bien nommé
théâtre des opérations : on joue au petit soldat à la Godard, on frime
pour l’aristocratie épistolaire et la vérité se trahit via la larme d’un double jeu/je. Voilà Roxane en visite, en
vadrouille sur le champ de bataille, son amant (plutôt que le mari !) en
laissez-passer, en sauf-conduit international, prophétique de la réplique cul(te)
d’Arletty.
Le carrosse doré à la Renoir, autre récit
audiovisuel sur et avec le théâtre, pas opposé à lui, défense scolaire, rassis a priori, se transforme en corne
d’abondance – bien aimer, bien manger, un brin versifier, un peu guerroyer : ethos si
français. Celle qui s’appelle civilement Magdeleine Robin pourrait presque
subir, pécheresse au bois, un gang bang au milieu de tous ces mecs en
costume, au contraire, elle sublime leurs appétits, elle le borne à la chère
conviviale. Dans ce film qui respire et fait sourire, remarquez, cinéphiles
freudiens, les lances dressées pour la revue féminine, en sus, of course, du nasal appendice phallique.
Ah, un banquet improvisé avant de se
faire trucider… Et un éloge de la laideur au profit du grand cœur. Mitan du dix-septième
siècle et maturité des supposés balbutiements du cinéma. Christian, chrétien,
honnête, transparent, alors qu’à l’arrière-plan, des mouvements de troupe, à la
Griffith ou à la Kubrick, tapissent l’orée d’une forêt. Couvent ou taudis, même
mélancolie après l’écourtée boucherie, de courts retours en arrière disséminés,
par exemple celui du pâtissier, métamorphosé en moucheur de chandelles chaplinesque chez
Molière. La mission amusante et usante de ce Cyrano : dénoncer les hypocrites.
L’opus s’oriente ensuite vers le
mélodrame, samedi fatidique avec guet-apens à la poutre. Les visites à la
charmante recluse durent depuis quatorze ans et, Pénélope résignée, endeuillée
de son élu surpris par les canons, quel con, elle ne s’inquiète guère, elle
devrait, du tout premier retard. L’ultime rencontre advient, fauteuil à la
Poquelin, lettre d’adieu remémorée, voix venue du passé sur le point de s’éclipser,
en laissant la trace du cinéma, qui peut cela, capture mécanique et poétique du
frémissement du vent, du monde, de l’âme – matérialiste je mourrai –, des hommes
et des femmes, fantoches ou fantômes.
Révélation in extremis, épiphanie enfin complice, aveu en forme de dénégation,
car la France savoure ses vaincus vainqueurs, ses perdants magnifiques, plutôt
l’éternel second Poulidor à la place du maniaco Hinault. Le panache, certes, la
chasteté, encore, comme si la chair du réel
représentait un outrage, même si les auteurs classiques du dix-neuvième siècle
commirent itou de la pornographie narrative, allez ainsi vous astiquer, qui
sait, sur le Gamiani de Musset. L’épéiste voltairien, soutenu par un tronc,
ne renonce pas, ne se soumet pas, il vit un trépas dans le combat, sus d’actualité
à la sottise, qui nous tuera tous. Pierre Magnier, plus sobre, moins
flamboyant que Gérard Depardieu, ne démérite pas, dans ce jeu adulte joliment
émouvant, bien entouré par le reste transalpin d’une distribution vraiment
homogène. Mario Camerini co-scénarise une pièce datant de 1897, donnée deux ans
après le fameux dispositif collectif des Lumière. Le générique mentionne que
les copies nitrate se virent colorées au(x) pochoir(s) par les petites mains de
Pathé entre 1922 et 1925, que nous apprécions l’ouvrage découvert tel quel par le
spectateur contemporain des années 20. En vérité, en réalité, le cinéma muet
parla toujours, pas seulement à coup de silence éloquent, de piano
accompagnant, et nulle surprise qu’il s’empara d’un succès scénique, qu’il en
fit une espièglerie attristée, tout sauf désespérante – pas d’agonie, pas de
jérémiades, du désir de vivre jusqu’au bout, tant pis si l’on passe à côté de
sa vie, de l’amour véritable et intenable –, un drame de chambre, pas tellement
à coucher, doublé d’une reconstitution festive et joviale, latinité méridionale
attestée, en plein air, au grand air.
Que nous apprend une brève recherche dans le sillage du visionnage ? Que Colette se délecta, en écho à la presse US, qu’Augusto devint bientôt le héraut de la farce sinistre du fascisme, que Magnier, comédien, fera l’acteur dans Gueule d’amour, La Fin du jour, La Règle du jeu. Que Camerini, on faillit l’oublier, signa un sympathique Ulysse avec Kirk Douglas, que son cousin se nommait Genina, rime à la parenté gentiment incestueuse de Cyrano et Roxane. Que Cirano di Bergerac, réalisé dès 1922, sortit en 1925, sinon un an ou deux plus tôt, diffusion différée par les couleurs rapportées, rajoutées. Rappelons, en conclusion, que notre cinéaste précis, attentif aux visages, démontrant un montage rythmé, cent treize minutes et aucune d’ennui, commit en 1937 un Naples au baiser de feu à la réputation croquignolette, songez, Tino Rossi, Michel Simon, Viviane Romance et Mireille Balin, en privé amourachée du Corse, réunis dans une romance à quatre ! Il dirigea, également, Louise Brooks pour Prix de beauté en 1929, il affiche un stakhanovisme roboratif tout au long de l’étonnante préhistoire des images animées, cette co-production franco-italienne d’ailleurs dirigée à la trentaine, avec des moyens mais sans une once, ouf, d’esbroufe, et une habile maîtrise de l’échelle, de la gestuelle, à la fois spectaculaires et sentimentales. Immortalisant la turinoise Linda Moglia, épouse en français, ouais, ouais, et le romain Angelo Ferrari, Auguste, francisation du carton, produit et co-écrit, bien épaulé par le DP Ottavio De Matteis : peu importe que le vert, le jaune, le bleu se veuillent ou non inspirés par la peinture de la Renaissance. Celui qui disait, à juste titre, que l’on naît réalisateur, qu’on ne le devient pas, puisque « je est un autre », vérité rimbaldienne au carré, en l’occurrence, livre une aimable surprise, classée hors quota par le service, par conséquent visible sans abonnement, de plus disponible un an sur le site d’ARTE.
Vous savez désormais environ tout sur Cyrano de Bergerac ; vous savez, CQFD, ce qu’il vous reste à faire, chaleur caniculaire ou pas, les Gascons, les garçonnes et tous les gars amoureux de l’amour ou du juvénile, âgé, centenaire et frais cinéma.
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