New Yorke

 Exils # 146 (02/12/2025)

Howard Hawks se moquait de la sentimentalité de John Ford, mais Rio Grande (1950) s’avère presque pudique et modéré par rapport à l’expressivité de Pagnol (Marius, Korda, 1931), c’est-à-dire de Raimu & Fresnay, père et fils enlacés. Dans un plan-séquence assez intense, la remarquable Maureen O’Hara essuie une larme, son rejeton embrassé à trois reprises – front, nez, lèvres – ne désarme. Néanmoins l’émotion irrigue tout le film, tel le fleuve qui le baptise, se rebaptise Bravo du côté de Mexico, Howie dit oui, frontière liquide à ne pas franchir au jeu dangereux « du chat et des souris », finalement franchie afin de secourir des enfants captifs rassemblés à l’abri d’une église, croix de volets en meurtrières fissa transformées, comme si Oradour se délocalisait, contre-attaquait. Du chœur ecclésiastique au chœur acoustique, voire l’inverse : les hommes chantent, enchantent, déchantent ; ils « massacrent » aussi les Apaches de Nachez, ravisseurs avisés capables de faire capoter recta le convoi des épouses et de leur progéniture. Point manichéen, Ford ne montre des monstres, esquisse des silhouettes d’ennemis mutiques, d’éclaireurs de couleur, que l’épilogue consensuel récompense. La tarte à la crème de la « question indienne » ne se trouve au centre de l’ouvrage, occupait plus de place dans les deux premières parties de la dite trilogie de la cavalerie, à savoir Le Massacre de Fort Apache (1948), Henry Fonda y officiait, infréquentable officier, et La Charge héroïque (1949), reviendra en coda, requiem des Cheyennes (1964), sert surtout d’adversaire commun avec les Mexicains, révisionnisme inoffensif et non légitimation de la colonisation, ingérence étasunienne réelle, longtemps avant la Corée ou le Vietnam. Ford se focalise sur deux familles, celle des Yorke, celle des soldats.

Construit en boucle bouclée, retour de la troupe, des époux, des blessés, Rio Grande dessine une masculinité tout sauf « toxique », plus pragmatique qu’héroïque, active et réactive, donc rétive à la mélancolie, même soumise à des instants de nostalgie. Le drame ne manque de comédie, de chansons à l’unisson et en situation, par exemple cette ballade irlandaise à ravir Bourvil, émouvoir Kathleen. Sur le colonel Kirby s’accumulent les tuiles, jadis coupable d’un crime qui mit en effet, au propre et au figuré, le feu aux poudres, puisqu’incendie de plantation, vécu en trahison. Une quinzaine d’années après, la guerre de Sécession – « guerre civile » disent-ils – se poursuit à bas bruit, régime intime, prend une autre dimension en raison de l’enrôlement et de la détermination du mineur « fiston ». (Re)découvrir Rio Grande en France en 2025 paraît d’actualité, participe du bellicisme macroniste, du déterrement inquiétant du service militaire de naguère. Si le cinéaste ne carbure à la colère sarcastique de Kubrick, au second degré d’Eastwood, Rio Grande annonce et désamorce la formation des troufions, anticipe et congédie Le Maître de guerre (1986) ou Full Metal Jacket (1987). Voici un général cordial, un supérieur nordiste, des types vaccinés contre l’aveuglement idéologique, pensant plutôt à la soupe et le soir pratiquant la guitare. Voleur voltigeur de chevaux à la Charlton Heston chez Wyler (Ben-Hur, 1959) et assassin malgré lui, avec l’honneur ou le déshonneur d’une sœur ça ne plaisante pas au Texas, le déserteur redouble le happy ending, fêté, en fuite, encore une fois sur un cheval de chef. Les gauchistes se gausseront de la propagande déguisée en « (re)vivre-ensemble », les féministes s’offusqueront des exercices domestiques de la dame de « bonne famille », les ados adeptes du porno applaudiront d’une seule main la forte et fragile MILF, Ford et le cinéphile se fichent toutefois de tout cela, dépassent la surface du « soft power » et l’éloge de l’uniforme, s’intéressent à des hommes et une femme entre retrouvailles et funérailles, champ des possibles et champ de bataille.

Calme colosse, à la tendresse discrète, « seul » et cependant très entouré, en particulier d’un refroidissant recalé, d’une revenante ravivée, Wayne doit payer le prix de la pénurie, d’être aux siens réuni, doit tomber pour se relever, habillé immaculé, bouquet planqué, torse nu bienvenu, mise à nu d’une estimable virilité à main féminine serrée. Grand petit film (de commande, tourné en un mois dans l’Utah) sur la petite et la grande famille, Rio Grande bénéficie bien sûr de la superbe forme fordienne, dont l’évidence des cadres, la cohérence des compositions, la maîtrise du rythme surent inspirer, à l’insu de leur plein gré, Clint & Stanley. Pas un plan à couper, pas une réplique à retrancher, pas un personnage inutile ou stérile : chaque élément de l’item procède du nécessaire, de l’équilibre classique, d’un artefact fluide, écho à l’eau. La netteté contrastée, magistrale, des images, leur beauté en rime à l’intériorité des protagonistes, noblesse essentielle à laquelle s’accorde le reflet d’un paysage ancestral tant de fois filmé, familier, s’autorise ici un étonnant effet de flou, à partir du visage évocateur de l’actrice, sorte de fondu enchaîné informel avant le dîner en tête à tête, en musique terminé par la chansonnette précitée des performers par le producteur imposés. En définitive, Ford filme en romantique une armée rêvée, dirigée avec justesse, (re)liée par la solidarité, le mutuel respect, cf. la bagarre inaugurale, suivie d’un sourire amical, avec un vétéran au patronyme allemand, de la même façon que l’Irlande rurale et sentimentale de L’Homme tranquille (1952), projet préféré, retardé, conditionné, et de nouveau l’adorable duo, n’appartient qu’à lui, se distingue des défunts du Dublin de Joyce & Huston (The Dead, 1987).

Rio Grande ne donne jamais le désir de s’engager, surtout pour une solde à peine supérieure au smic, au risque de subir des brimades misérables, un silence sinistre et célèbre de « grande muette » indispensable et suspecte, d’obéir sans réfléchir à un patriotisme hélas souvent cynique et hypocrite, pas seulement chez Thompson & Kubrick (Les Sentiers de la gloire, 1957), au lieu d’opter pour la diplomatie, du moins ce qu’il en reste en terre française ou étrangère. En résumé, il ne saurait s’assimiler à une conversion de bon ton, il n’immortalise une mère « têtue et fière » devenue volontaire pour « perdre son enfant », métaphore de la Nation ou non. Ford se soucie en effet d’un autre type d’acceptation, humaine, douloureuse et sereine, à hauteur d’homme et de femme, de jeune adulte et de gamine guère apeurée par le tumulte. Dans La Grande Illusion (1937), Renoir ne milite, n’affirme nul pacifisme, l’intitulé l’indique, encourage la reconnaissance des cœurs à défaut du décloisonnement des classes. Dans Rio Grande, le borgne Big John voit via sa perspective candide et lucide, destructrice et régénératrice, trame une fable in fine délestée du passé, ouverte sur l’avenir, y compris à proximité du pire, je pense au trépas de l’épouse du soldat, juste suggéré, à l’enlèvement des enfants, motif ensuite repris et retravaillé dans La Prisonnière du désert (1956), avec la pertinence et la clémence que l’on sait. Ni réactionnaire ni va-t-en-guerre, Rio Grande décrit des êtres dignes et tourmentés, peu portés sur la « perversité », l’amusant vrai-faux « pyromane » ne se marre, incite à des relations solaires, assainies, évite l’œdipe et détraque le tract. Si les conflits semblent infinis, intemporels, éternels, toujours cruels, en tout cas pour les « populations civiles », pléonasme de caste, de gouvernements inconscients ou incompétents prompts à pérorer, capitaliser, sur les hostilités, les atrocités, le cinéma, en tout cas celui-là, en l’espèce admirable et abjecte, en cet art majeur et dérisoire, redonne foi, au moins le temps d’une heure quarante convaincante et (ré)conciliante, belle ombrelle blanche et tournante à l’ombre des notes de Dixieland.  

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