Corps (d’)étranger

 Exils # 131 (02/10/2025)

Dans L’Inconnu (Browning, 1927), l’amoureux et dangereux Lon Chaney, lanceur de couteaux avec ses pieds, se faisait amputer des deux bras, fi de la phobie tactile de Joan Crawford, hélas éprise d’autrui, tant pis pour lui. Presque une centaine d’années après, dans Above the Knee (Bøe, 2024), Freddy Singh, acteur, co-scénariste et co-producteur, ne supporte plus sa jambe gauche, c’est-à-dire diabolique, qu’il perçoit en train de pourrir, qu’il prépare au pire. Incarnation à son corps défendant et obsédant de notre époque, celle du DIY, le quidam de domestique et médical mélodrame souffre du syndrome de la DIC (dysphorie de l’intégrité corporelle), que détaille à la TV une vraie-fausse aveugle, victime vite complice pas jusqu’au-boutiste, portée sur les piqûres d’anesthésiant et le vaudeville malséant, en écho aux dingos de Misery (Reiner, 1990) et Liaison fatale (Lyne, 1987). À l’écart de sa compagne compatissante, l’ancien alcoolique dépressif, réemployé par un chef de service amical et compréhensif, à la suite d’une trompeuse tentative de suicide, peint des toiles autant parlantes que les autoportraits torturés de la tueuse en série de Sudden Impact (Eastwood, 1983). Cet ersatz de Barbe-Bleue en arbore une noire, porte un prénom + un teint point norvégiens. Sombre soleil d’horreur diurne, Amir soupire, conspire et transpire, anti-héros guère rigolo d’un compte (conte) à rebours de vingt-cinq jours, avant un sanglant « accident », massacre d’escalade à la pierre levée en contre-plongée, comme l’os de 2001, l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968). Couple en déroute, boulot bousillé, cf. le fiasco programmé de la fameuse réunion de présentation, fantasme enfin accompli, merci l’ami, le parcours à contre-courant et contre-temps sonde en sourdine l’obscurité conradienne d’un écosystème à la cordialité, la propreté, la tranquillité encore plus étouffantes que les vertus désormais dévaluées du modèle suédois d’autrefois.

Frissons (Cronenberg, 1975) foutait le boxon, euphémisme, au milieu d’un immeuble de style Le Corbusier, donc au sein d’une société sur elle-même repliée, trop polie et policée, dès le départ publicitaire et au fond mortifère. Above the Knee étudie à son tour pareille entropie, à une échelle individuelle, drame de chambre à quatre personnages et cachés outrages, le gore dehors. Si ce téléfilm tire à la ligne, en dépit de sa durée écourtée, soixante-seize minutes de modeste tumulte, s’il pâtit d’un manque de recul et de perspective de la part d’un réalisateur qui (ac)cumule les postes (dirlo photo, monteur, sound designer) aussi par économie, le casting ne démérite et la dimension politique, impensée, indicible, atteint son acmé lors d’un double épilogue ironique et lucide, où Amir, à présent en fauteuil roulant, amuse ses convives, leur apprend que Kim attend leur enfant, où la sobre hôtesse finit par découvrir un tableau révélateur, secret de crève-cœur. Ici, en définitive, personne ne saurait être raciste, ne se soucie des origines, l’intégration ne représente en aucune façon une notion, tout paraît fonctionner au creux d’un écrin à la Stepford survolé en drone, loin des tensions familiales et raciales de l’itou scandinave Festen (Vinterberg, 1998). Cependant ça dérape, l’amputation participe de l’émasculation, l’étranger (dés)intégré pas pressé d’épouser sa paternité, plutôt de la repousser, n’en déplaise aux tenants du grand remplacement. L’exil détruit l’idylle, l’altérité détraque la (sur)normalité, le sentiment et la sensation d’excès, de charge mentale (images homonymes), de poids de soi, doivent s’évacuer, quitte à s’automutiler, à saccager l’entourage. Dédié « in loving memory of Freddy Singh », le chemin de croix laïc, psychologique, au malaise existentiel, dévoile ainsi une psychose identitaire aux résonances sociétales, manie une morale mélancolique : l’appartenance dépend de l’absence, le groupe de la découpe, la lignée métissée de la réduite mobilité.       

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