Fear and Desire : La Ligne rouge


Suite à sa diffusion par France 3, retour sur le titre de Stanley Kubrick.


Diffusé en catimini au Cinéma de minuit dimanche dernier, Fear and Desire relevait presque du mythe, tant Kubrick, qui jugeait son premier long métrage « inepte et prétentieux », s’échina sur le tard à le rendre invisible (jusqu’à vouloir détruire le négatif !) avec son proverbial perfectionnisme (sa maniaquerie, diront certains), après une désastreuse projection privée, à laquelle assista d’ailleurs James Agee, futur laudateur du titre, et où les rires des spectateurs répondirent aux larmes du réalisateur…

Tout le monde ne peut certes pas débuter sa carrière par Citizen Kane, et le film accumule les erreurs (de débutant) : théâtralité verbeuse – on y parle (presque) plus en soixante-deux minutes que dans le reste de sa filmographie –, symbolisme kolossal – guerre anonyme, acteurs (dont Paul Mazursky, pas encore cinéaste) en belligérants dédoublés, radeau de déréliction emprunté à Géricault – et scénario exsangue – le meurtre tue le film – mais il déploie également des qualités qui s’épanouiront bientôt à l’intérieur de genres populaires (le polar, le péplum, la comédie sentimentale, la satire, la science-fiction, le mélodrame ou l’horreur, pour un auteur souvent présenté comme leur Attila) : beauté de la photographie, trahissant le passé proche de Kubrick, composition admirable des cadres (la victime de profil attachée à son arbre de douleur avec une ceinture d’uniforme, à la fois proue sculptée de navire (préfigurant Héra dans Jason et les argonautes) et saint Sébastien féminin dans l’attente de flèches qui ne viendront pas, car elle périra d’une balle dans le dos, rapide trépas « préférable » aux calvaires endurés par les proies suppliciées de Brian De Palma dans Outrages et Redacted) ou sensualité onirique nimbée de folie, qui éclate en accès brusques (la mort du général), retrouvée au centuple dans l’anxiogène et autobiographique Eyes Wide Shut, le dernier opus bouclant ainsi la boucle avec le tout premier.

Bien sûr, le film travaille pour la première fois le motif martial, esthétique et politique, formant avec Les Sentiers de la gloire et Full Metal Jacket (dans Docteur Folamour, aucun combat ne figure, pas même une bataille de tartes à la crème entre les puissants irresponsables de ce monde, puisque coupée au montage) une trilogie rageuse et drolatique. Voici sans doute ce qui manque le plus à ce séduisant mais bien trop sérieux essai : l’ironie et le sentimentalisme qui caractériseront l’œuvre à venir. Avec Fear and Desire, Kubrick se cherche encore et laisse plutôt présager Coppola (durant la dérive finale sur le fleuve, on s’attend à voir la berge constellée des trophées macabres d’Apocalyspe Now) et surtout Malick (absurde conflit humain en miroir d’une nature placide saisie par un regard volontiers panthéiste, voix off énonçant les mouvements de conscience des personnages, rythme languide et structure circulaire, les soldats finissant par revenir sur le « théâtre des opérations » après leur évasion en avion, à l’instar de l’écrivain raté (et mauvais père) de Shining rejoignant in fine son labyrinthe enneigé ou sa salle de bal (mentale), davantage que lui-même. 

Il lui faudra, deux ans plus tard, pénétrer dans l’entrepôt de mannequins à la Mario Bava du Baiser du tueur, pour enfin trouver sa voie dans la nuit américaine du « cauchemar climatisé » décrit par Miller, autant que propre voix, celle confisquée ici à la quasi muette Virginia Leith, ancien model aux faux airs de Julie London et à l’éphémère carrière (avec pour titre de gloire le rôle d’une tête sans corps pour The Brain That Wouldn't Die, bien avant les frasques de Re-Animator), celle, aussi, de Christiane, pas encore Madame Kubrick, en chanteuse allemande pour l’épilogue poignant des Sentiers de la gloire ; une autre manière de dire que le réalisateur, contrairement au son plat, voire ridicule (les tirs postsynchronisés, à l’égal de l’ensemble) de son film liminaire, s’avérera de surcroît un maître de la mise en scène sonore (cf. 2001, l'Odyssée de l'espace, son grand poème audiovisuel qui traumatisa Noé, Cuarón, Nolan et consorts), l’unique mot de sa belle prisonnière anonyme (« Boat ? ») en rime avec celui de Nicole Kidman, adultère et délicieusement proféré outre-tombe : « Fuck ! »...
       

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